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Lorsque Bart pénètre dans l’enceinte du palais de justice ce matin-là, s’il n’a pas de plan de route, il est déterminé. Il va s’y installer. Trouver une planque et se mêler à la foule quotidienne, faite des professionnels de la justice et des prévenus. Avec discrétion et dans l’anonymat.
Il commence par la salle des comparutions immédiates, une justice expéditive, loin des fastes des procès d’assises, une série d’affaires aussi banales qu’expédiées avec une absence de passion ou d’empathie.
Il faudra peu de temps à Bart pour s’imprégner de ce qui est la routine des séances diverses du tribunal. Le témoin discret aura entre temps trouvé une cachette qui lui permet de passer des nuits tranquilles sinon confortables.
Outre la démarche peu ordinaire, que l’on comprendra au fil du récit, Joy Sorman nous livre une analyse sans concession du milieu.Les rituels, le formatage de la pensée, l’ascendant des juges face aux prévenus, la détresse des victimes et parfois des présumés coupables…
Terminer une telle narration était une gageure, réussie haut la main !
Une prouesse littéraire, qui réussit à la fois à vous ouvrir les yeux et à vous plonger dans un univers hautement romanesque.
288 pages Flammarion 10 janvier 2024
Avec Le témoin, Joy Sorman nous offre une vision politique très intéressante de l’incapacité judiciaire en nous faisant pénétrer au cœur de la machine et ce, grâce à Bart.
Bart, un personnage fictif est de ces hommes discrets qui ne laissent apparaître aucune particularité, aucun signe distinctif et peuvent passer inaperçus.
Licencié de Pôle-Emploi, lui, qu’on a voulu effacer, se retire de sa propre initiative, programme sa relégation et choisit son exil. Il se rend au nouveau tribunal de Paris récemment inauguré, dans le dix-septième arrondissement, deuxième plus haut bâtiment de la ville.
L’espace vertigineux dans lequel il pénètre lui fait d’abord penser à un mall ultramoderne puis à un hôpital. Si, ici, on y châtie davantage qu’on ne soigne, on y entre cependant le plus souvent contre son gré, pense-t-il, et, de toute manière, « Accusé, victime ou patient, c’est le même statut, friable, diminué, le même destin incertain ».
Il s’y installe clandestinement, caché la nuit dans un faux-plafond et passe ses journées à assister aux audiences de nombreuses chambres.
C’est donc à travers son regard que nous découvrons la machine judiciaire et ses dysfonctionnements.
Avec ce personnage de Bart, Joy Sorman a choisi la forme du roman pour transcrire sa propre immersion pendant plusieurs mois au cœur de ce palais de justice, nous permettant ainsi, entre fiction et documentaire d’appréhender les différentes manières dont la justice est rendue et, surtout nous faire découvrir les failles de l’institution.
J’ai trouvé très pertinent et original d’utiliser la fiction et un personnage complètement anonyme pour mettre un coup de projecteur vif et acéré sur un aspect et pas des moindres, de la société dans laquelle nous vivons : la justice.
Le regard de Bart sur ces magistrats dans l’exercice de leur fonction, qui se veut toujours neutre, est d’une pertinence absolue et le plus souvent terrifiant.
Au fil des audiences, des comparutions immédiates aux Assises, sont mis en évidence des faits incontournables, à savoir :
- une mauvaise maîtrise de la langue pour le prévenu est tout à fait rédhibitoire ;
- devant des cas douteux, la justice ne prend aucun risque, préférant enfermer un innocent que laisser un coupable dehors ;
- dans la tête des juges, seule la prison est inéluctable et incontestable, les autres peines possibles n’étant pas considérées comme de vraies peines, l’opinion publique, en majorité d’ailleurs, pense de même, et pourtant l’inefficacité du choc carcéral sur les petits délits et les récidivistes n’est plus à démontrer ;
- beaucoup à dire aussi du jugement raide que représente l’expertise psychiatrique…
J’ai trouvé par ailleurs judicieux de mettre en parallèle Pôle Emploi et l’institution judiciaire, deux machines ayant souvent un rôle similaire, celui de broyer les individus.
Avec Le témoin, Joy Sorman décrypte les codes et les usages, met en relief le fossé qui existe entre les magistrats et les classes sociales populaires. Ce sont quasiment deux classes sociales qui s’affrontent, l’une, souvent arrogante, figée sur ses à priori, jugeant l’autre avec brutalité.
Difficile pour ne pas dire impossible à la fin d’une telle lecture de ne pas mettre en doute l’incapacité judiciaire, mais d’autres alternatives sont-elles possibles pour vraiment rassurer la société ? Bart, en tout cas, pour notre plus grand plaisir, va faire une tentative de résistance…
Chronique illustrée à retrouver ici : https://notre-jardin-des-livres.over-blog.com/
Bart, employé administratif et comptable d’un organisme public accueillant des demandeurs d’emploi, est licencié brutalement lors d’une réduction d’effectif. De son poste il avait pu observer de multiples scènes de détresse. Il se sent victime de l’arbitraire et se donne pour but de voir par lui-même comment fonctionne la justice. Il a mis dans sa mallette, vêtements de rechange, nécessaire de toilette et lampe frontale. Le studio est quitté sans regrets, sans prévenir qui que ce soit. Il a laissé sa radio, il a abandonné ses livres (quelques classiques, une biographie d’astronaute et un essai sur l’intelligence des animaux...) C’est ainsi qu’il se rend à l'imposant bâtiment du tribunal, au cœur de la ville, à quelques centaines de mètres de là.
Cela m’a rappelé la collection Ma nuit au musée des éditions Stock, collection que j’apprécie beaucoup. La démarche est plus radicale ici, ce n’est pas pour une seule nuit de lit de camp et d’inconfort. Bart n’a aucunement l’intention de revenir, de témoigner, d’ailleurs personne ne lui a jamais demandé son avis. C’est un solitaire sans histoire, sans passé, et maintenant sans avenir… et un personnage de fiction marquant.
Au tribunal, il navigue le jour entre la salle des pas perdus, la cafétéria, les salles des audiences. Il ne dit rien, ne se fait pas remarquer. Sa tenue, costume commun et aspect banal, lui assure discrétion et quasi-invisibilité. Il observe, écoute les gardiens, les familles avant de comparaître, détaille le décorum, la fatigue des juges, il s’étonne dans une révolte muette. A la nuit, il trouve une cache dans un plafond.
Les paroles des débats sont habituellement toutes consignées dans les procès, ce qui n’est pas le cas des expressions des juges, des assesseurs, des experts, des avocats, ni de celles des prévenus et de tout le public. Ce sont elles (expressions, attitudes...) qui sont ajoutées scrupuleusement ici et cela fait sens, éclaire les enjeux (et les biais de justice), peut-être plus que les débats eux-mêmes. J’ai été frappé par le rapport des corps avec les vêtements, reflet des humeurs et véritables cartes d’identité des protagonistes.
Chaque jour Bart fait son programme, choisissant une séance devant l’écran des audiences (quelquefois au hasard) : mineurs et affaires familiales, comparutions immédiates, tribunal correctionnel, infractions liées au terrorisme… Il fait ainsi le lien avec son ancien travail auprès des demandeurs d’emploi, remarquant que ceux-ci ont plus de risque de se retrouver du mauvais côté.
Pour écrire Le Témoin, Joy Sorman a assisté aux audiences de nombreuses chambres au cœur du nouveau tribunal de Paris dans le 17e arrondissement. Elle y a imaginé son personnage, Bart prend vie à travers son regard pour une efficacité décuplée des retranscriptions d'audiences, permettant d’interroger en profondeur le réel à partir de ce qu’elle a vu et entendu.
La qualité de l’écriture participe grandement à la réussite du roman… On a là un bel exemple d’intertextualité (le fait de s’approprier, reprendre, développer une œuvre précédente), Bart m’évoquant immédiatement Bartleby le scribe, avec son célèbre j’aimerais mieux pas... « I would prefer not to... » de la nouvelle d’Hermann Melville « Bartleby, the Scrivener : A Story of Wall-Street ». Bartleby finissait par vivre jour et nuit au bureau. Bart lui s’installe définitivement dans les locaux du tribunal. Même subversion du refus, même révolte pathétique, même négation muette des piliers idéologiques et matériels jugés hypocrites et souvent injustes par Bart. C’est un des piliers de l’État, la Justice, qui est visé ici, sommée de juger des intentions et non des faits, perdue dans le brouillard de la peur, manquant de moyens. Bart est un Ulysse moderne, ou un sdf qui s’est donné une mission d’observation, ou encore un moine laïc ayant fait vœux de silence, observant magistrats, jurés et prévenus au plus près.
La petite musique d’écriture est efficace, on est dans les pas de Bart, dans son regard sans illusions, dans son étonnement silencieux, dessinant dans la précision des tableaux vivants, des dessins des personnages dans l’enceinte de procès qui s’animent sous les yeux des lecteurs :
Joy Sorman est l’auteure d’une dizaine de romans. Pour son précédent livre, « À la folie », elle s’était rendue pendant toute une année au pavillon d'un hôpital psychiatrique et y avait recueilli les paroles de ceux que l’on dit fous et de leurs soignants. « Le témoin » est un formidable sujet, très original, qui tient toutes ses promesses. Le sujet m’a plu, elle interroge la justice, son exercice, nous renvoie à juste titre à notre responsabilité collective en la matière. On imagine parfaitement ce citoyen clandestin au cœur du tribunal, à tel point que ce pourrait être un bon scénario de film... Elle a parmi ces nombreux ouvrages des collaborations avec François Bégaudeau et Maylis de Kerangal, ce qui me donne envie de revenir vers elle rapidement.
Seyvoz. Le nom du plus grand barrage hydro-électrique des Alpes, mais avant cela, jusqu'aux années 50, le nom d'un village, désormais englouti sous les eaux, sacrifié sur l'autel de la modernité.
C'est ici que Tomi Motz, ingénieur parisien, est dépêché par son supérieur pour venir superviser des travaux de contrôle. Mais à son arrivée, le technicien censé l'accueillir est absent et c'est donc seul qu'il va se rendre sur les lieux. Récit de quatre jours où il va arpenter les lieux, comme attiré par une force magnétique qui le lie à ce endroit majestueux, quatre jours où il va être en proie à des troubles sensoriels et psychiques étranges, l'éloignant de la réalité. Et chaque jour, le récit est interrompu par des bribes du passé qui nous conte le récit des derniers jours de ce village, entre colère et résignation.
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J'avais manqué ce roman à sa sortie et je suis heureuse que sa parution en poche lui donne une nouvelle visibilité. Ecrit à quatre mains, il alterne les temporalités comme il alterne entre passé documenté et présent fantasmé. Cette alternance souligne aussi la totale opposition entre cet avant et cet après. Le silence de la montagne qui succède au refrain des trois cloches de l'église. Le froid, le vide et la minéralité du béton qui répondent au vide laissé par les générations d'habitants, contraints d’abandonner leur vie. L'aspect menaçant de cette eau "opaque", "liquide épais" à la "luisance mate" qui s'oppose aux derniers instants de vie de ce village, tel ce mariage célébré quelques jours avant la mise en eau. J’ai été touchée par la façon dont le duo d'autrice décrit l'impuissance de ces villageois, leur détresse et leur colère mais aussi le sacrifice de ces ouvriers, qui dans des conditions dantesques contribueront à la construction de ce monstre qui engloutira 52 d'entre eux. Elles content aussi avec force détail la modernité agressive de cette centrale dont les pylônes "colonisent le paysage", rendant ce paysage majestueux austère, voire hostile.
Si j'ai beaucoup aimé le récit des derniers jours de ce village, j'ai moins accroché au récit de ce présent qui frise avec le surnaturel.
Peut-être parce qu'ayant grandi au plus près de la montagne, j'ai du mal à y voir autre chose que de la beauté. Peut-être parce que je suis plus sensible au réalisme qu'au fantastique.
Une histoire néanmoins fascinante que j’aurais aimé peut être un peu plus longue.
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