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De ce livre devenu presque légendaire, on ne sait ce qui, aujourd'hui, contribue davantage au prestige : l'intense et sombre rayonnement du sujet, qui plonge au plus profond de la civilisation occidentale et du coeur humain ; l'envergure chronologique et géographique de l'étude ; l'ampleur et la richesse d'analyses qui en font le monument le plus accompli de la méthode iconologique de E. Panofsky, laquelle consiste à déchiffrer la signification d'une oeuvre d'art par l'exploration historique et culturelle de ses formes ; la constellation des trois auteurs aux noms illustres dont le concours donne un sommet d'érudition dans des domaines aussi divers que la médecine, l'astrologie, la poésie, la métaphysique, sans même parler des arts visuels. Ou bien encore l'histoire du livre qui résume à soi seule celle du XX? siècle. Ses origines remontent en effet à 1923, l'année du putsch de Hitler à Munich, avec la publication par E. Panofsky et Fr. SaxI de Dürers «Melencolia I». Le livre étant épuisé, les deux historiens d'art s'adjoignirent, dans le cadre de la bibliothèque de Warburg, la collaboration de R. Klibansky, spécialiste de la philosophie antique et médiévale. L'arrivée de Hitler au pouvoir, l'exil obligé des auteurs interrompirent le travail. Puis vint le bombardement de Hambourg qui détruisit l'original allemand de l'ouvrage prêt à sortir dans l'été 1939. La version anglaise, autrement dit le nouvel original, ne put paraître qu'en 1964. Elle comprend quatre parties. La première, «La notion de mélancolie et son évolution historique», traite de la mélancolie dans la littérature physiologique des Anciens et dans la médecine, la science et la philosophie du Moyen Âge. La deuxième, «Saturne, astre de la Mélancolie», étudie l'idée et l'image de Saturne dans la tradition littéraire et picturale. La troisième partie est consacrée à la Melancholia generosa des Florentins du Quattrocento. La quatrième enfin s'occupe de Dürer, de sa mystérieuse gravure et de sa longue postérité. La traduction française, prévue depuis des années, a été elle-même retardée par la perte de l'illustration d'origine, qu'il a fallu reconstituer. Les ultimes compléments de R. Klibansky en font une édition définitive.
Les trois mousquetaires ? Ce sont : Raymond Klibansky (1905 – 2005), un philosophe et historien français ; Fritz Saxl (1890 – 1948), historien de l'art autrichien, ayant exercé essentiellement à Londres comme directeur du Warburg Institute, pionnier de l’iconographie mythologique et astrologique ; et, last but not least, Erwin Panofsky (1892 – 1968), historien de l'art et essayiste allemand d'origine juive émigré aux États-Unis. A ce dernier, les historiens de l’art sont redevables d’avoir tiré leur discipline vers une dimension supérieure, celle de la science de l’interprétation.
Ils étaient donc trois amis, trois érudits qui décidèrent de faire fichier commun (fichier de bibliothèque, bien évidemment) et, ainsi, fondre toutes leurs connaissances en une seule (mais monumentale) œuvre commune. Un livre exceptionnel, extraordinaire, passionnant, devenu un ouvrage incontournable, voire légendaire. Son titre est « Saturne et la Mélancolie ». Etant Capricorne, né sous les auspices de Saturne, et ayant la réputation d’être atrabilaire, je me suis donc plongé avec délices dans une édition récente de cette somme. La première version date de 1964 (une excellente année !) et fut rééditée près de de trente fois par la suite. La traduction française, quant à elle, date seulement de 1990.
Les trois savants choisirent la mélancolie comme centre de leurs études, en s’arrêtant à l’aube de la modernité. Ils construisirent, en virevoltant vertigineusement entre les disciplines et les époques, des ponts entre leurs savoirs respectifs. L’art, la philosophie, la littérature, l’astrologie, la médecine, ils parviennent à ordonner cette accumulation de documents et de notions en trois textes d’une clarté inattendue. Ainsi nous apprenons que l’étymologie du mot signifie « bile noire» car la mélancolie est liée à la « théorie des quatre humeurs », passe très vite pour un état anormal, une maladie mentale, et la médecine s’en est très vite emparée. Et cela jusqu’à la Renaissance avec sa relecture des textes antiques (scientifiques et artistiques).
Cependant, Aristote se demanda pourquoi tous les hommes d'exception sont bilieux (mélancoliques). Le philosophe grec avait déjà fait le rapport entre la notion strictement médicale et le concept de fureur (merci, Platon !) : la mélancolie devient, dès lors, une qualité, un trait de caractère propre aux hommes d’exception, une marque de génie, en quelque sorte. A la fin du XV° siècle, Marsile Ficin, Italien traducteur, médecin, astrologue, musicien et philosophe (excusez du peu !) va positiver la mélancolie dans « De Vita Triplici » (1489). Et dans la foulée, le néoplatonisme fait l’apogée de Saturne, la planète de la mélancolie, celle liée au dieu qui dévora ses enfants. Bien que sombre et cruel, Saturne est également l’astre qui élève l’esprit de certains hommes (enfin, surtout ceux qui « savent ») vers les cimes sublimes de la contemplation.
Et la dernière partie est un pur plaisir. Elle est consacrée à une gravure sur cuivre d’Albrecht Dürer : « Melancholia I ». Cette œuvre d'une richesse symbolique exceptionnelle a été l'objet d'un nombre considérable d'études, dont celle-ci par Saxl et Panofsky, par ailleurs, responsable d’une biographie de Dürer. Autour d’une créature ailée, nous trouvons une multitude d’objets (roue, sablier, outils) et de signes, au sens caché. Il y a même un carré magique tracé sur le mur du fond, sorte de défi aux amateurs de mathématiques. Nous sommes là devant le climax de l’ouvrage. Cette étude date de 1923 et elle fut à l’origine des deux autres parties. En effet, son exemplaire étude iconologique nous démontre que cette image, datant de la Renaissance (1514), est saturée de sens : une sorte de rébus, d’énigme pour lettrés intellectuels ayant en leur possession les clefs de sa compréhension.
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