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C'est le récit d'un monde qui disparait pour céder la place à une nouvelle ère. Celui de la presse écrite, jugée jadis comme un refuge d'intellos et de journalistes intrépides, personnifiés dans le personnage de Metod, rédacteur-en-chef d'un quotidien à l'agonie, réduit à obéir aux désidératas d'une grande entreprise qui vient d'acheter son journal, sans vraiment en comprendre les ordres ni les raisons. Face à ce quinquagénaire désabusé, Ozbej, jeune millionnaire de la Silicon Valley qui vient de faire fortune en vendant une appli qui ne sert absolument à rien... Pourtant, c'est lui qui représente l'avenir en train de naître. Lui qui prendra la place de Metod, et qui sera la tête des futurs quotidiens sans message ni âme. Écrit en 2016, ce roman s'inspire de l'histoire de l'autrice qui a connu la mort de la presse écrite engagée dans son pays. Agata Tomazic décrit la détérioration des médias, jadis pilier de l'information, qui ne sont aujourd'hui qu'une caricature d'eux-mêmes.
Il est rare de tomber sur un ouvrage de littérature slovène contemporaine, alors lorsqu’on en trouve, c’est avec plaisir qu’on la lit : il s’agit d’un titre de la rentrée littéraire de Tropismes Éditions, d’une autrice qu’ils ont déjà publiée par le passé, Agata Tomažič et dont j’ai pu lire le titre précédemment traduit, publié sous l’ancien nom de la maison, Belleville Éditions, Ce que l’on ne peut confier à sa coiffeuse, qui réunissait 13 nouvelles. On retrouve l’autrice ici avec un roman à deux voix, dans lequel la Slovénie est toujours présente, au premier plan ou en arrière-plan, s’incarnant dans les racines des deux personnages, deux hommes séparés par une vingtaine d’année, et qui se partagent le récit.
Il y a d’abord Metod Devetak, la cinquantaine passée, rédacteur en chef d’un quotidien américain, totalement désabusé, surtout depuis que son journal a été racheté par une entreprise. Précisément celle de Ožbej, une vingtaine d’années plus jeune, qui a réussi dans la vie en tant que geek invétéré, développeur d’une application à succès. L’un et l’autre sont originaires de Slovénie et sont venus chercher un avenir à leur avenir professionnel aux Etats-Unis, l’un et l’autre vont se rencontrer pour la première fois à l’occasion de cet achat-vente, les deux hommes vont se remémorera leur passé, leur enfance, l’une comme l’autre, passée en l’absence de tout géniteur. Beaucoup de similitudes entre les deux hommes pourtant, ils se placent à l’opposé l’un de l’autre, l’aîné travaille à l’ancienne dans la rédaction de journaux imprimés, l’autre dans le numérique et ses nouvelles technologies. Deux représentants de deux mondes qui se succèdent l’un à l’autre, deux symboles puissants de ce qui se joue. Cette bataille fratricide se joue entre l’ancien et le nouveau monde, et également du point de vue géographie et temporel, la Slovénie, tout comme tant d’autres pays d’Europe, semble pour ces exilés n’avoir guère plus d’arguments pour un avenir à leur proposer : tout se joue aux Etats-Unis.
À travers Metod c’est le sentiment de l’exilé, qui sait qu’il n’est plus à la page et est sur le point d’être débarqué, mis au ban, au placard, cette peur saute aux yeux du lecteur en ouvrant le récit par la contemplation du Pakistanais qui vend les journaux pour les sans-abris. Ožbej, c’est l’exemple parfait du self-made man à l’américaine, le jeune informaticien brillant qui réussit par lui-même, un Mark Zuckerberg slave, forcément bien intégré puisqu’il apporte succès et argent, à la Silicon Valley, bien loin du « seul pays au monde où l’on réussirait à écrire son nom sans faute : Ožbej Ključevšek. ». À vrai dire, c’est aussi in fine une critique sur l’uniformisation, où les accents inhérents aux langues indo-européennes deviennent une chose désuète, une uniformisation progressive sociale qui va de paire avec les technologies qui évoluent et effacent peu à peu tout caractère, toute personnalité à la vie quotidienne, où les journaux papiers n’y ont plus leur place face à l’efficience du numérique, qui pixelise les images, la réalité, la réduisant en de petits carrés insignifiants et flous, et inconsistants. L’assaut d’une société pixelisée.
Deux conceptions du présent et de l’avenir se disputent ici à travers le face-à-face des deux hommes que le texte met en face, la perspective à la Robert Musil de Metod l’homme sans qualité face à l’homme qui pourrait être son fils, un ancien hacker, idéaliste, persuadé de pouvoir rétablir un équilibre entre dominants et dominés. L’une des choses qu’ils ont en commun, c’est du haut de leur tour, de son bureau au dernier étage pour l’un, de son isolement dans sa tour d’ivoire pour l’autre, d’avoir atteint le ciel, où il n’y a plus rien après, englué dans une inexistence solitaire, dénuée de tout sentiment et sensation, dans un nuage d’atonie rendue plus épaisse avec le temps. Avec un monde qui a tout poli, tout effacé, jusqu’aux accents des noms, tout impersonnalisé à l’extrême, depuis l’inanité des applications dématérialisées sur des serveurs fantômes, dont son journal va devenir partie prenante.
La narration est bien menée et vous surprendra probablement dans son dernier quart, donnant ainsi encore un peu plus de reliefs qu’à une simple critique sociétale plaquée sur l’histoire croisée de deux Slovènes exilés aux Etats-Unis : un retournement de situation qui permet de rétrospectivement considérer les deux récits d’un autre angle, et lui redonner un aspect plus humain, que je vous laisse découvrir.
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