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Il est rare de tomber sur un ouvrage de littérature slovène contemporaine, alors lorsqu’on en trouve, c’est avec plaisir qu’on la lit : il s’agit d’un titre de la rentrée littéraire de Tropismes Éditions, d’une autrice qu’ils ont déjà publiée par le passé, Agata Tomažič et dont j’ai pu lire le titre précédemment traduit, publié sous l’ancien nom de la maison, Belleville Éditions, Ce que l’on ne peut confier à sa coiffeuse, qui réunissait 13 nouvelles. On retrouve l’autrice ici avec un roman à deux voix, dans lequel la Slovénie est toujours présente, au premier plan ou en arrière-plan, s’incarnant dans les racines des deux personnages, deux hommes séparés par une vingtaine d’année, et qui se partagent le récit.
Il y a d’abord Metod Devetak, la cinquantaine passée, rédacteur en chef d’un quotidien américain, totalement désabusé, surtout depuis que son journal a été racheté par une entreprise. Précisément celle de Ožbej, une vingtaine d’années plus jeune, qui a réussi dans la vie en tant que geek invétéré, développeur d’une application à succès. L’un et l’autre sont originaires de Slovénie et sont venus chercher un avenir à leur avenir professionnel aux Etats-Unis, l’un et l’autre vont se rencontrer pour la première fois à l’occasion de cet achat-vente, les deux hommes vont se remémorera leur passé, leur enfance, l’une comme l’autre, passée en l’absence de tout géniteur. Beaucoup de similitudes entre les deux hommes pourtant, ils se placent à l’opposé l’un de l’autre, l’aîné travaille à l’ancienne dans la rédaction de journaux imprimés, l’autre dans le numérique et ses nouvelles technologies. Deux représentants de deux mondes qui se succèdent l’un à l’autre, deux symboles puissants de ce qui se joue. Cette bataille fratricide se joue entre l’ancien et le nouveau monde, et également du point de vue géographie et temporel, la Slovénie, tout comme tant d’autres pays d’Europe, semble pour ces exilés n’avoir guère plus d’arguments pour un avenir à leur proposer : tout se joue aux Etats-Unis.
À travers Metod c’est le sentiment de l’exilé, qui sait qu’il n’est plus à la page et est sur le point d’être débarqué, mis au ban, au placard, cette peur saute aux yeux du lecteur en ouvrant le récit par la contemplation du Pakistanais qui vend les journaux pour les sans-abris. Ožbej, c’est l’exemple parfait du self-made man à l’américaine, le jeune informaticien brillant qui réussit par lui-même, un Mark Zuckerberg slave, forcément bien intégré puisqu’il apporte succès et argent, à la Silicon Valley, bien loin du « seul pays au monde où l’on réussirait à écrire son nom sans faute : Ožbej Ključevšek. ». À vrai dire, c’est aussi in fine une critique sur l’uniformisation, où les accents inhérents aux langues indo-européennes deviennent une chose désuète, une uniformisation progressive sociale qui va de paire avec les technologies qui évoluent et effacent peu à peu tout caractère, toute personnalité à la vie quotidienne, où les journaux papiers n’y ont plus leur place face à l’efficience du numérique, qui pixelise les images, la réalité, la réduisant en de petits carrés insignifiants et flous, et inconsistants. L’assaut d’une société pixelisée.
Deux conceptions du présent et de l’avenir se disputent ici à travers le face-à-face des deux hommes que le texte met en face, la perspective à la Robert Musil de Metod l’homme sans qualité face à l’homme qui pourrait être son fils, un ancien hacker, idéaliste, persuadé de pouvoir rétablir un équilibre entre dominants et dominés. L’une des choses qu’ils ont en commun, c’est du haut de leur tour, de son bureau au dernier étage pour l’un, de son isolement dans sa tour d’ivoire pour l’autre, d’avoir atteint le ciel, où il n’y a plus rien après, englué dans une inexistence solitaire, dénuée de tout sentiment et sensation, dans un nuage d’atonie rendue plus épaisse avec le temps. Avec un monde qui a tout poli, tout effacé, jusqu’aux accents des noms, tout impersonnalisé à l’extrême, depuis l’inanité des applications dématérialisées sur des serveurs fantômes, dont son journal va devenir partie prenante.
La narration est bien menée et vous surprendra probablement dans son dernier quart, donnant ainsi encore un peu plus de reliefs qu’à une simple critique sociétale plaquée sur l’histoire croisée de deux Slovènes exilés aux Etats-Unis : un retournement de situation qui permet de rétrospectivement considérer les deux récits d’un autre angle, et lui redonner un aspect plus humain, que je vous laisse découvrir.
C'est un titre plutôt curieux que voilà, dédié à ces nouvelles de cette auteure slovène, Agata Tomažič. N'hésitez pas à aller lire cet article des Éditions Belleville, dans lequel cette dernière parle de son pays. Vous pourrez d'ailleurs y télécharger deux des nouvelles présentées le Balcon et Peu réjouissantes prévisions, le premier récit étant l'un de mes préférés du recueil. L'illustratrice est , vous pouvez retrouver également une Storytelling la concernant sur le site des Éditions Belleville. La première nouvelle le Roi Grenouille est au moins aussi curieuse et a toutes les allures d'un conte pour enfant. Elle reste pour moi la plus curieuse de tout le recueil. Mais, pour un peu que nous nous mettons à chercher un peu plus avant, on comprendra que la dimension allégorique de la métamorphose de cet homme en grenouille pour goûter à la joie de croasser librement dans le marais du coin, en révèlent beaucoup plus sur les influences, ou plutôt les sources d'inspiration de notre auteure issue de ce pays disparu, qui a implosé sous la pression de ses conflits ethniques.
J'évoquais précédemment le terme de contes mais nous n'en sommes pas si loin. Des contes modernes, qui s'ancrent dans cette réalité fin de siècle, désenchantée, désabusée, et qui sont par conséquents le reflet d'une forte désillusion générale et individuelle de l'homme qui n'aspire plus qu'à retourner à l'innocence originelle animale. Agata Tomažič slovène dresse un constat d'échec clair et retentissant, pas de doute à avoir, mais tout son art est d'y avoir mis suffisamment les formes pour que la critique ne prenne pas le dessus sur ces drôles d'histoires, qui se lisent d'un trait. Au fur et à mesure des nouvelles, se dévoile ce besoin impérieux de ces non-héros, qui étouffent dans la place qui est la leur, et finissent par se libérer de ces liens qui les rattachent à une prison invisible. Histoires de libertés retrouvées, d'êtres qui trouvent le courage d'écouter (ou pas) cette voix intérieure qui les poussent à la révolte. Qui n'a pas de retour, évidemment.
Au sein même de cette toute nouvelle société slovène, Agata Tomažič dessine la femme et l'homme, chacun dans leur rôle, qui pèse quelquefois un peu trop lourd sur leurs épaules. Et dans quelques-unes de ces récits l'homme reste au centre des courts récits d'Agata, et il n'est pas épargné! Une fois n'est pas coutume, la femme n'est pas uniquement celle qui incarne la futilité et la légèreté, celle dont la moquerie ne fonctionne plus tellement le cliché a été usé par la plume d'autres écrivains. Ce n'est pas elle qui apparaît comme la potiche écervelée car elle a la malchance d'être coquette. C'est son congénère masculin, et les uns et les autres retrouvent un semblant d'égalité. L'auteure procède à une sorte de déconstruction de l'importance du rôle de l'homme dans la vie de la femme, à travers elle, la femme retrouve sa liberté et son indépendance, l'homme obstacle ou simple moyen pour la femme de s'émanciper d'un joug illicite, d'un parasitisme tellement encombrant. La nouvelle La pièce manquante met en face les deux femmes, épouse et maitresse, d'un homme, menteur et manipulateur. L'auteure ne dit jamais ce qu'il faut faire, elle ne fait que montrer et suggérer cette autre voie. La vie a tant d'autres choses à montrer, que l'attachement presque pathologique à un seul homme apparaît comme un handicap existentiel. J'ai beaucoup aimé lire les nouvelles d'Agata Tomažič, qui se sert de son engagement féministe pour fabriquer sa voix d'écrivain, ou peut -être est-ce l'inverse. Elle décortique les liens, je parlerais davantage de rapports de force, qui les unissent, met en relief les contradictions qui les régissent, invitant sa lectrice, et son lecteur aussi je l'espère, à réfléchir sur les rapports qui régissent hommes et femmes. le quotidien est finalement un matériau littéraire inusable, dérision dans la tragédie, sarcasme dans la gravité, d'autant plus si les rapports des deux sexes tendent à évoluer.
Une galerie d'histoires, de personnages qui n'ont pas grand-chose en commun si ce n'est de vivre dans ce tout nouveau pays qu'est la Slovénie, tous mus par une propension ou une impossibilité à se libérer d'un joug qu'ils finissent pas éprouver comme tyrannique. Que ce soit leur propre corps, la mère, le mari, leur famille. L'auteure slovène a capturé des instants de vie, qu'ils se comptent en minutes, en heures, en jours, pour retranscrire cette sensation intense de délivrance, qu'ils ressentent et vivement tous différemment, à travers plaisir ou culpabilité de la transgression, soulagement. Comme un interlude de liberté, pour certains, dans leur vie, cette bouffée d'oxygène qu'ils inspirent à grands poumons et qu'ils stockent pour reprendre leur vie. Pour d'autres, c'est définitif et pour d'autres, encore, c'est une impasse.
J'ai ressenti certaines influences d'Agata Tomažič. La première nouvelle m'a fortement marquée, je crois qu'on ne peut pas ne pas nommer Kafka dans cette image d'homme qui se transforme en grenouille ou encore à Nicolas Gogol lors de la deuxième nouvelle le Manteau. Même s'il n'est pas question d'une vieille pelisse mais d'un très moderne pièce Dolce et Gabbana parfait pour ce fringant jeune homme de ce début de XXIe siècle qui craint moins le froid que l'indifférence de ses pairs. Transparait aussi cette envie à retourner à un état naturel, une sérénité que seuls la nature et le monde animal peuvent accorder. Que ce soit par les grenouilles, les oiseaux, les chiens, la renouée du Japon, ou ces renards écorchés, il apparaît que c'est peut-être indirectement un appel à un retour à la simplicité.
J'ai eu un coup de coeur pour ce recueil d'une Slovénie ordinaire, mais diverse, libre, et féminine. Ma nouvelle préférée? Ne pouvant choisir, je citerais Une pièce manquante, sorte de dialogue indirecte entre l'épouse et la maîtresse, le manteau et le balcon. La dernière fois que je suis littérairement allée en Slovénie c'était, en temps de guerre, la deuxième, la patriotique, par le biais de Drago Jancar et de son extraordinaire Cette nuit, je l'ai vue. Ici, le pays a retrouvé une certaine quiétude, cela se ressent à travers ces courts textes, même si les enjeux sont différents. Peut-être celui de retrouver une indépendance totale et sans concession, nationale et individuelle, malgré une mondialisation qui pèse toujours plus sur le pays. Ce recueil d'Agata Tomažič est une belle porte d'entrée sur ce petit mais magnifique pays, celui qui s'en est peut-être le mieux sorti de l'éclatement de la fédération yougoslave.
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