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Un recueil de nouvelles de Goliarda Sapienza
" Je crois qu'on naît fait de telle ou telle façon et que le destin, on vous le met à côté de vous dans le berceau. "
Goliarda Sapienza
À chaque nouveau livre de Goliarda Sapienza, la même admiration renaît, tant l'écrivaine s'est émancipée sans cesse des formes et modes littéraires de son temps pour poursuivre, d'un texte à l'autre, des années 1950 jusqu'à sa mort en 1996, au-delà de la solitude et des refus éditoriaux, la recherche de sa vérité.
Destins piégés ne déroge pas à cette liberté, et l'instaure même. Conçus dans la foulée des poèmes d'
Ancestrale (Le Tripode, 2021), les brèves nouvelles qui composent ce recueil ont été écrites de la fin des années 1950 au début des années 1960. Elles constituent ainsi la première incursion de Goliarda Sapienza dans la forme romanesque, et le moins qu'on puisse dire est que cet acte inaugural n'a rien de commun.
Des récits de vie d'une ou deux pages, parfois d'un seul paragraphe, des fragments d'existences ancrés dans la peur, l'obsession, des morcellements d'âmes et des destins brisés : voilà la matière de ce livre qui, soixante-dix ans après sa genèse, demeure d'une inventivité formelle étonnante. La fulgurance des récits, la puissance ramassée des émotions, l'absence totale de convenance par rapport aux modes littéraires de l'époque, le caractère énigmatique des situations, tout laisse entendre le grand saut que Goliarda Sapienza aura fait vers l'inconnu dès le début de son aventure littéraire. Au lecteur de la suivre dans cette remise en jeu permanente, qui fondera tous ses livres à venir, d'observer ce moment où elle convoque et déploie pour la première fois, magiquement, les motifs de ses obsessions et son désir de liberté.
Le titre « Destins piégés » est-il bien traduit ? On sent plutôt l’idée de « Destins imposés » et cette envie de lutter contre, d’essayer de s’y soustraire tout en étant la plupart du temps écrasé par lui, par le froid symbolique, par la peur, par le sentiment de ne rien valoir, par une lame de fond ayant probablement pour nom dépression profonde.
Ce ne sont pas des nouvelles mais des fragments épars, comme des petits textes d’ateliers d’écriture. Ce sont des jets intimes, bruts, mais travaillés dans le style. Ils sont tour à tour tristes, mélancoliques, angoissés, violents, drôles par l’absurde, absurde tout court. Les thèmes de la souffrance de vivre, la peur tétanisante, l’angoisse, la frigidité, l’inceste (c’est assez clair et terrible – p. 58-59, p.81-84, p.120), le froid et la faim ou l’absence de faim récurrents comme le rejet du monde extérieur / le repli sur soi jusqu’à la dépersonnalisation, l’absence d’enfant, sont le contenu essentiel de cette œuvre. Quelques fragments sont comme de la poésie, voire de la poésie en prose.
Goliarda Sapienza avait-elle prévu que ces fragments seraient édités ? Pas sûr tant ils sont intimes et comme des essais, des embryons.
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« Pendant des années j’ai espéré pouvoir dormir. Maintenant je dors depuis des années et j’espère me réveiller, au moins un peu, au moins pour quelques secondes » (p.159)
« Naturellement je suis retournée au lit. Dorénavant je ne vaincrai plus la peur. Je n’ouvrirai plus [la porte]. Je les laisserai frapper et je garderai ici cette peur qui me réchauffe toujours, même en plein hiver » (p. 113)
« Il m’est arrivé une chose étrange. En août j’ai ramassé une pierre dans les rochers de Nerano. On aurait dit quelque chose de vivant. Aujourd’hui, en mettant de l’ordre ici sur ma table de nuit, où je l’ai gardée ces derniers mois, je l’ai trouvé morte. J’ai eu peur de la toucher. Elle est là, morte, sans éclat. Je tremble et ne sais comment faire pour la toucher. Je ne parviens pas à la regarder » (p.89)
« Bien sûr, si je pouvais croire qu’est vrai ce qu’ils disent, j’irais. Mais je n’y crois pas et je préfère rester ici près du piano, à coudre avec maman. « Mais pourquoi n’y vas-tu pas ? Tu vois bien qu’ils y vont tous, vas-y ! » et elle sourit. Mais elle sourit avec la bouche. Pas avec les yeux. Pas avec la voix. Les yeux de maman savent que ce n’est pas vrai, comme je le sais » (p.86)
« Moi, à la vérité, je voulais seulement dormir et en fait je suis morte. Ou mieux, ils ont cru à ce que je faisais, comme toujours, du reste. C’est comme quand je disais quelque chose, ils me croyaient aussi. Les pauvres, ils croient ce qu’on dit. Il suffi de prendre un air sérieux et de regarder fixement dans les yeux. Ils y ont cru et maintenant ils pleurent » (p. 48)
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