Ce samedi 9 janvier 1955, Mat aurait aimé profiter davantage de son rêve de bateau quittant Rio. Mais le cri de son père qui s'est brûlé en servant le café dans la cuisine l'a réveillé. Mat a quinze ans et vit dans le Queens avec son père Gianni, chauffeur de taxi, et sa grand-mère Anita. Il a des envies d'ailleurs et se sent à l'étroit entre la radio du voisin, les crêpes brûlées de sa grand-mère et son père qui fait toujours mine de ne rien entendre quand son fils lui parle de sa mère, morte six ans plus tôt. Mais aujourd'hui est une journée particulière : Mat reçoit de son père une caméra super-8 et décide d'aller l'étrenner à Manhattan. Il se dit que là-bas, sur cette île qui est pour lui, le petit gars du Queens, le centre de la terre, il trouvera bien quelque chose qui méritera d'exister dans le viseur de sa caméra.
« Je ne reste pas longtemps à la gare. Je n'ai que jusqu'à sept heures ce soir. Et je dois trouver mon premier truc à filmer. Il neige. La ville en est tapissée. Et ici la neige tient bon, pas comme chez moi. Deux mondes n'ont jamais été aussi proches et aussi différents. Je remonte Lexington. Un hot dog sur la route me rappelle combien c'est bon d'être seul. On se sent libre quand on mange seul. Au coin de la 52ème, je passe à côté d'un cireur de chaussures. Lui aussi est seul. Libre. Je m'arrête un peu plus haut pour l'observer. Faut du courage pour vivre si près du sol. Même le regard des types dont il fait briller les chaussures ne descend pas aussi bas. Et il fait son boulot. Il l'a toujours fait et n'est pas près de s'arrêter. C'est son rôle. Faire briller ce qui frappe le sol de Manhattan.
J'arrive sur la 54ème. Je tourne à gauche. Une envie d'aller à Broadway me démange les guibolles. Peut-être que je pourrai y trouver une star. Ça serait un sacré truc d'avoir une star pour jouer dans mon premier film. Peut-être Monty Clift. Ou Liz Taylor. C'est à Broadway que je vais enfin déclencher ma caméra. Je le sais, je le sens, il va se passer un truc. Le monde est à moi. Il faut juste choisir. Je descends deux blocs. Tiens je suis sûr que c'est là-bas qu'elle se dirige aussi cette nana au manteau de fourrure. Je suis de retour sur la 52ème. Gladstone Hôtel. Tous ceux qui sortent d'ici vont quelque part, ça se sent. » Mat le rêveur, le long de la 52nd Street, dans ce monde si éloigné du sien, va faire la rencontre qu'il aurait à peine osé imaginer, une rencontre qui va changer sa vie. Mat va cesser d'être un môme et aimer celle qu'il se serait contenté de filmer un instant.
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