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"Eden", derrière la futaie magique, étrange et violente de Monica Sabolo

Rencontre avec la romancière, en lice pour le Prix Femina

"Eden", derrière la futaie magique, étrange et violente de Monica Sabolo

Il y a souvent quelque chose qui devrait être là et qui n’y est pas, une absence ou un manque autour duquel se trament les romans de Monica Sabolo. Confirmée avec fracas en 2013 au moment de Tout cela n’a rien à voir avec moi (Lattès), un Prix de Flore qu’une Sophie Calle aurait pu lui envier, elle construit de livre en livre une œuvre où sa voix impressionniste raconte l’adolescence aux prises avec un monde qu’elle ne comprend pas et qui la transforme. On la rapproche, malgré elle, de Laura Kasischke, ou de Sofia Coppola pour le cinéma. Des références pertinentes, mais un peu lourdes à porter pour les épaules de cette blonde menue, gracieuse et drôle, la sensibilité au bord du stylo, qui écrit quand l’inspiration la commande, sans plan de carrière.

 

Dans Eden, Monica Sabolo campe un lieu imaginaire pour la première fois, qui ressemble à l’Amérique des réserves indiennes. S’y mélangent des populations blanches et indigènes, des adolescents qui jouent le jeu de l’école sans aucune promesse d’avenir, et des travailleurs qui exploitent la forêt. La forêt, justement, est ce lieu réel et symbolique où tout ce qui se noue dans le livre se dénouera. L’atmosphère est tendue, la violence s’exprime, une jeune fille blonde est retrouvée violée. Derrière le fait divers de fiction se déploie toute la violence du monde amérindien, qu’on retrouve aussi actuellement chez Jim Fergus (le dernier tome de sa trilogie, Les Amazones, vient de sortir). Le sujet d’Eden n’est pourtant pas la dénonciation sociétale d’une oppression. Monica Sabolo écrit des romans qui s’évadent de l’actualité et adressent nos peurs ontologiques, l’élan à rester vivant dans l’impuissance, le tiraillement entre douceur et violence. Elle s’en ouvre à Lecteurs.com dans une longue et passionnante interview.

Karine Papillaud

 

« Chacun de nous doit avoir le courage de se confronter à l’ombre et à la vérité ».

 

- Dans Eden, une adolescente blanche, Lucy, qui vit dans une réserve, disparaît puis est retrouvée, mais mutique et souillée. Le livre déchiffre les enjeux de cet acte de violence qui n’est pas isolé. Pourquoi avoir ancré l’histoire dans un monde qui ressemble beaucoup à celui des Amérindiens ?

En faisant des recherches sur la forêt, en Amérique du nord, j’ai découvert qu’au Canada depuis quarante ans, des centaines, voire des milliers de femmes et de jeunes filles autochtones avaient disparu, ou été assassinées. Une enquête nationale a été lancée, mais quelque chose de l’ordre de la complaisance, voire de l’indifférence absolue, plane au-dessus de ce qui vient d’être requalifié de génocide, par la commission d’enquête. En découvrant cette tragédie, quelque chose a vibré très profondément en moi, s’est mis à travailler, de façon presque incontrôlable. Je n’en dormais plus, en particulier car il me semblait délicat, voire impossible, d’aborder un drame si loin de moi, pour une question de décence. Je me suis beaucoup interrogée sur le droit que j’avais d’évoquer une douleur qui ne m’appartenait pas, une douleur ancrée dans l’histoire des Premières Nations, transmise de générations en générations, d’une complexité et d’une profondeur insondable. Et pourtant, je ne pouvais chasser toutes les résonances intimes que ces femmes et ces jeunes filles avaient éveillé, j’étais comme hantée. J’ai décidé de déplacer mon intrigue dans un monde imaginaire, j’ai créé un lieu, une forêt, sans les nommer, j’ai inventé un monde pour renouer avec la liberté de l’écriture. Je dirais que j’ai créé un mensonge pour tenter d’approcher le réel sur la pointe des pieds. 

 

- Un livre qui démarre par un crime est souvent associé au polar ou au roman noir. Diriez-vous qu’Eden entre dans cette catégorie ?

Je ne sais pas… Il me semble que les lecteurs de romans noirs, ou de thrillers pourraient être déçus : même si je voulais travailler l’intrigue, me dépasser sur le scénario, quand j’écris des scènes d’action, je ne suis jamais très sûre de moi. Je joue avec les codes du roman noir, mais aussi du campus novel, et même du roman gothique, mais sans jamais les embrasser réellement.   

 

- L’histoire vous est-elle arrivée par un personnage ou par une idée ?

L’histoire est venue du désir d’écrire sur la forêt. Un lieu d’ombre, de danger, de menace, mais aussi un lieu magique, sauvage, où l’on renoue avec sa vérité intime, la beauté du monde. Un lieu qui ressemble aussi à la mémoire, à un paradis perdu.

 

- L’une des protagonistes, Nita, a un père disparu depuis 3 ans, Lucy a au contraire un père très présent, ombrageux. Trop de père d’un côté, pas assez de l’autre : la figure paternelle est-elle un des thèmes que vous souhaitiez évoquer ?

Je n’y ai pas songé ainsi : je voulais, je crois, évoquer, des hommes adultes et inquiétants. Ils semblent constituer une menace, mais, dans le fond, ils sont surtout perdus, terrifiés face à un monde qui change à toute vitesse. Ils sont démunis et incapables de protéger leurs enfants, ici leurs filles adolescentes, Nita, et Lucy.

 

- Le monde que vous décrivez est un monde où les jeunes filles sont confrontées à la violence des hommes mûrs. Comment y réagissent-elles ?

Je voulais des filles qui passent du statut d’objet à celui de sujet. Il me semble que dans mes précédents livres, mes personnages étaient plus éthérés, plus désincarnés. Je voulais une mise en marche, une rage qui s’exprime, quitte à devenir excessive, dangereuse. Je voulais montrer que la domination, la violence, l’absence d’avenir (avec la destruction de la forêt) peuvent mener au franchissement d’une limite, à se blesser soi-même. Mais j’avais envie aussi des filles qui apprennent à s’entraider, à constituer une famille, à inventer un monde à elles, magique, drôle, où l’amitié et l’amour peuvent encore se déployer.

 

- La vie ne semble pas plus douce pour les garçons adolescents…

Les garçons adolescent semblent brutaux, violents, au départ, mais en réalité, ils sont aussi dominés que les jeunes filles. Ils n’ont pas de mot pour exprimer leur colère, ils sont désœuvrés, alors leur réponse passent par le corps. Conrad, Scott et Awan courent la nuit dans la forêt, juste pour la beauté du geste, pour éprouver leurs muscles, pour être ensemble, et devenir le vent, les arbres, la nuit. Ils touchent les filles sans cesse, ils les agressent – par exemple, Conrad se jette sur Nita dans les toilettes du lycée, et la mord, car il ne sait pas exprimer son amour -  mais il vont eux aussi, découvrir la tendresse, la solidarité, la douceur, la nécessité de la justice, quelque chose de l’ordre de l’espoir.

 

- Les adolescents de votre livre grandissent dans un environnement dangereux sans personne pour les protéger. Parlez-vous ainsi symboliquement de l’adolescence ou d’un sentiment de violence sociale plus global ?

Bien entendu, l’adolescence est l’âge de l’impuissance. Les adultes, la loi, les institutions, les forces de l’ordre, l’école, tout vous domine. Mais ici, il est surtout question d’un monde déréglé. L’adolescence est un âge ambivalent, avec une soif de vivre, de transcendance, mais aussi le désir du danger, l’appel de la transgression, quelque chose comme la tentation de la mort. Les adultes devraient, dans l’ordre naturel du monde, les protéger, les accompagner, les contenir, pour leur permettre de franchir ces caps, mais lorsque les adultes sont des prédateurs (la police, ici, par exemple, est une menace, certains flics corrompus abusent les filles et humilient les garçons), tout peut arriver.

 

-La forêt est un personnage fort du livre. Que rôle lui faites-vous jouer ?

La forêt est le lieu du monde invisible. Elle est inquiétante (on trouve des traces de rituels, des créatures mythologiques attaquent les hommes de l’exploitation forestière…), mais elle est aussi le lieu de la poésie, des animaux protecteurs, de la possible transformation. Les adolescents vont pénétrer dans la forêt, et en ressortir ; ils ne seront plus les mêmes, ils auront grandi : c’est un roman d’apprentissage, mais chacun de nous doit, à certains moments clés de son existence, et pas uniquement à l’adolescence, avoir le courage de se confronter à l’ombre et à la vérité. La forêt est aussi la métaphore de cette traversée intérieure. Enfin, elle représente le vivant, la nécessité de la nature, comme un grand tout auquel nous appartenons. Elle est le lieu de l’harmonie, où chaque animal, chaque arbre, chaque pierre, a sa place. Je voulais opposer deux visons du monde : l’une verticale, cupide, arrogante et morbide, qui considère que l’homme est le possesseur de la nature, et l’autre, horizontale, harmonieuse et spirituelle, qui envisage la terre comme un grand cœur unique, qui battrait au même rythme que le nôtre.

 

-Vous parlez souvent de l’adolescence dans vos romans, à l’instar de l’écrivain Laura Kasischke qui aime évoquer cette époque tout en nuances et en cruautés. Vous sentez-vous proche de cet écrivain ?

Laura Kasischke est mon héroïne: la poésie, les images, les confrontations entre le monde sauvage et domestique, la violence de l’adolescence, tout vibre en moi… Je l’ai découverte en 2000 : Frédéric Beigbeder avait écrit, à la sortie de mon roman Jungle, que quelque chose dans mon écriture lui évoquait Kasischke. C’est ainsi que j’ai commencé à la lire. Une porte s’est ouverte en moi, comme un extraordinaire champs des possibles (j’avais l’impression que des chants religieux s’élevaient tout autour de moi, dans une somptueuse lumière d’église, vous voyez le genre ?).

 

- Qu’est ce qui vous amène à écrire sur ce moment précis de la vie ?

Etrangement, il est naturel pour moi de me glisser dans la peau d’un adolescent, garçon ou fille. Je n’ai jamais peur de me tromper, alors qu’entrer dans la peau d’un personnage, disons de 40 ans par exemple, m’inquiète. Je dirais que c’est sans doute parce que j’ai une croissance très lente. Je grandis avec mes personnages.

 

Propos recueillis par Karine Papillaud

 

Autour d'Eden : la bibliothèque bande originale de lecture de Monica Sabolo

Carrie, de Stephen King Bellefleur, de Joyce Carol Oates Forêts : essai sur l’imaginaire occidental, Robert Harrison 

Lunar Park, de Brett Easton Ellis Rêves de garçons, de Laura Kasischke

 

Présentation d'Eden en vidéo - Ma Librairie aux Herbiers

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