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«En septembre 2012, à quelques jours de distance, trois personnes se sont jetées sur les voies du RER, derrière chez moi, dans les Yvelines. Un vieillard, une mère de famille, un homme qui n'a pu être identifié. À la violence de leur mort a répondu le silence. Il ne s'est rien passé. Nul n'a désigné la souffrance par son nom. Une voix neutre a seulement résonné dans les haut-parleurs de la gare : Suite à un accident grave de voyageur... Nos vies ont pris un peu de retard. À cause de trois détresses qui n'ont jamais existé.»
« Suite à un accident grave de voyageur », … le trafic est interrompu ! Éric FOTTORINO prend pour titre de ce livre (Gallimard,2013) cette expression que tous les habitués des chemins de fer connaissent. Chacun peut entendre en lui cette voix volontairement atone qui, non seulement tente de donner une information factuelle, mais qui, surtout, tente de cacher ce que comporte ce fait de douleurs et de désespérances humaines.
FOTTORINO, lui-même usager des chemins de fer français, a vécu l’expérience plusieurs fois. La formulation, ‘Suite à un accident grave de voyageur…’ s’est immiscée en lui, irréelle. « Je ne reconnaissais rien d’humain dans ces paroles désincarnées. Elles composaient un chef-d’œuvre d’évitement ». Et, en effet, à l’analyse, le sujet principal est bien l’interruption de trafic. C’est là que réside le drame. Le voyageur n’est qu’une circonstance causale. Il n’est rien, lui, le voyageur, il n’est personne. Il n’est même pas du train, il ne l’a pas pris, si ce n’est en pleine face. A cause de lui, les usagers vont devoir attendre. Ils râlent, ils ont autre chose à faire qu’attendre ! Ils ne cherchent pas à comprendre. Ils veulent seulement savoir quand le train pourra repartir. Au plus vite, bien sûr !
Dans ce livre qui ne porte pas l’appellation roman, l’auteur s’interroge sur la réaction des usagers, sur la sienne. Il ne se met pas en dehors, se demande « combien de fois ai-je moi-même pesté à l'annonce d'un retard dû à un accident de personne ? Suis-je donc devenu insensible aux autres ? Je préfère croire que les trains de banlieue anesthésient mes émotions ».
Constatant que le public des usagers dont il fait partie, est pris en flagrant délit de ce que Mauriac appelait autrefois « le crime du silence », l’auteur veut briser cette indifférence où « taire est l’auxiliaire du verbe tuer ». En niant cette souffrance de la personne devenue rien sous le train, on ne laissait aucune chance au désespéré de partager son mal-être. » Ce livre, en quelques soixante pages, nous ouvre à une réflexion sur la déshumanisation, sur les prédominances accordées au trafic et à l’organisationnel plutôt qu’aux humains. Pourquoi, se demande-t-il, règne sur ces suicides, une loi du silence ? une condamnation sans appel ? Comment se fait-il que « le temps du trajet, je ne suis plus tout à fait humain ».
Et non content d’oser aborder un sujet tabou, FOTTORINO fait preuve d’une habileté d’écriture qui touche le lecteur. Passé maître dans l’art de donner aux mots leurs sens usuels mais aussi de relire la situation en empruntant les sens cachés, secondaires, l’auteur fait mouche et titille l’esprit là où il faut.
- A propos de l’ordre de sortie d’un véhicule des sapeurs-pompiers en cas d’accident sur les voies, l’expression consacrée est ‘ personne sous un train ’. La question de l’identité n’est pas importante… puisque c’est personne ! Et donc, déplacer un corps de sapeurs pour personne, c’est les déplacer pour rien !
- Les entrefilets dans la presse font largement état de la perturbation du trafic, peu de l’humain qui ne l’est plus. Tout au plus, décrira-t-on l’impact sanglant des débris humains à l’avant de la motrice et sur les voies. « La victime entre brièvement en scène, s’insinue l’existence du corps en même temps que son inexistence. L’apparition est une disparition »
- Etrange arithmétique des désespérés : n’être plus rien et juger que ce rien est encore de trop. Se changer en objet périmé qu’on retire de la circulation. Une denrée jetable, n’en parlons plus !
FOTTORINO a choisi d’en parler. Puisse ce livre éveiller nos consciences et nous pousser à un peu plus d’humanité lorsque nous serons retardés sur les voies ! Ce livre n’est pas un roman, c’est une claque, un cri !
Dans ce petit livre, Eric Fottorino, usager habituel du RER essaie de comprendre non pas pourquoi des personnes désespérées se sont jetées sous les trains, mais ce que les usagers eux-mêmes pouvaient en penser.
Sa propre fille a vu un tel suicide (j’avais écrit acte, comme quoi, il est difficile de taper le mot suicide). Un homme s’est laissé tomber du quai. Il a su prendre le temps de la faire parler pour évacuer le drame. Mais qu’en est-il du voyageur lambda qui rouspète en entendant cette phrase froide « Suite à un accident grave de voyageur… »
Le journal local n’en fait que peu de cas, pas plus que les infos régionales. Eric Fottorino, journaliste réputé, se pose des questions et enquête. En premier lieu, cette impression que les gens ne veulent pas entendre parler de ce qui les a retardés. Ces questions gênent.
« Où sont les mots ? Puisque rien n’est dit de ces drames, puisque le silence recouvre la violence, puisque la peur est un censeur puissant. » Les mots, il les trouve sur la toile. Ce qu’il découvre ? Une animosité contre les victimes, enfin les suicidés. Et oui, les utilisateurs seront en retard qui à son travail, qui à son rendez-vous, qui à son examen… « Ils sont prêts à voir le train rouler sur les reste du mort puisque, précisément, il est mort. » Pas facile, ensuite, de regarder en face ses voisins de wagon ! Il s’agit d’un défouloir qui, à mon humble avis, va beaucoup plus loin que « l’accident grave de voyageur ». Ils ont déversé leur haine de cet entassement, leurs matins mal réveillés, leur cynisme de mal dans leur peau …. « Ils feraient mieux de récupérer rapidement les morceaux dans un seau plutôt que laisser le corps en évidence : gain de temps pour tout le monde. De toute façon, autopsie ou non, un mort reste un mort. ». Ces phrases dures sont contrebalancées par des réponses ou pointe l'écœurement « Tout ce que je souhaite à ces personnes qui veulent qu’on continue à rouler sur le corps car il est mort donc on s’en fout, c’st qu’un jour on ne leur annonce pas que la personne sur qui leur trin vient de passer est un membre de leur famille. » et l’humanité « J’ai vu sa basket grise et je me suis dit... c’est certainement un jeune. Depuis, j’en parle autour de moi. J’ai l’impression que les gens qui n’ont rien vu s’en moquent. »
Voilà, les cyniques n’ont rien vu. Quel sera leur comportement un fois que… ? L’abstraction permet le cynisme, ne serait-ce que pour écarter cette peur de, justement, rouler dessus, la peur de la mort, la peur d’être capable de sauter le pas.
En effet, Fottorino rapporte un autre « incident de voyageur » mais heureux, puisqu’une jeune femme a accouché dans un wagon. Là, les gens sont descendus et ont attendu l’heureux évènement.
Eric Fottorino se pose une question un brin dérangeante : « Combien de fois ai-je moi-même pesté à l’annonce d’un retard dû à un « accident de personne » ? Suis-je donc devenu insensible aux autres ? Je préfère croire que les trains de banlieue anesthésient mes émotions. » Oui, cela est certainement arrivé à pesque tous ceux qui prennent quotidiennement le RER. Ne prenant que très très rarement ce moyen de locomotion, je saurai ce que signifie cette annonce.
« Je voudrais, comme l’écrivait Ernst Jünger dans ses journaux de guerre, « parler aux vivants comme s’ils étaient morts, et parler au morts comme s’ils étaient vivants ». Je voudrais que tous m’entendent. » Vous clôturez votre questionnement pas ces phrases. Je crains que cela ne demeure un vœu pieu.
Dans ce petit livre, Eric Fottorino s’interroge, nous interroge sur notre indifférence. Surtout, pendant ce temps suspendu du transport, se fermer aux autres, subir leur présence rapprochée, trop rapprochée, mettre le masque, se protéger de l’angoisse des autres pour ne pas faire sortir sa propre angoisse. Un questionnement percutant sur la façon dont nous abordons cette détresse. Un ultime hommage a ces désespérés qui « osent » faire s’arrêter le trafic ferroviaire par leur geste.
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