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Karl et Frederick sont deux frères nés à Ters, une ville imaginaire d'Albanie qui cristallise à merveille l'histoire chahutée des Balkans.
À la mort de leur père, un fervent stalinien qui a baptisé ses deux fils en l'honneur de Marx et d'Engels, Karl doit revenir à Ters, où il n'a pas mis les pieds depuis plus de deux décennies.
Les deux frères sont brutalement confrontés à leurs différences et à leurs visions antinomiques du passé, du présent et du futur.
Karl, le fils frondeur, a coupé les ponts et émigré pour devenir écrivain. Frederick, lui, n'a jamais quitté Ters et s'est toujours plié aux convictions paternelles et aux dogmes de la patrie.
Tandis que Karl tente de faire la lumière sur le passé de sa famille et de cet étrange territoire, Frederick préfèrerait tout ensevelir dans une omerta mêlée d'oubli. La trajectoire de chacun des deux frères entraîne le lecteur à travers les spasmes de l'Europe du XXe siècle sur deux continents.
Gazmend Kapllani, l'une des voix les plus précieuses de la littérature européenne, a composé avec Le Pays des pas perdus un roman à couper le souffle. Cette odyssée tourmentée sur les braises de l'histoire récente illustre brillamment les dilemmes individuels et collectifs qui traversent l'Europe du XXIe siècle.
Ce que j'aime chez Gazmend Kapllani, c'est que ces romans sont écrits dans une langue simple, très abordable (voir La dernière page, son roman précédent, déjà traduit par Françoise Bienfait), qu'ils sont courts et denses et qu'ils abordent des questions à la fois personnelles, individuelles et collectives. Cette fois-ci, c'est le changement des pays qui ont longtemps été dirigés par des régimes autoritaires et les bouleversements d'après 1989 et la chute du mur de Berlin, l'entrée dans l'Union Européenne et l'ouverture au capitalisme, ...
Mais c'est aussi la confrontation de deux visions du monde : le nationalisme qui monte un peu partout avec l'arrivée au pouvoir de gens aussi ouverts et sympathiques que les présidents ou dirigeants des Etats-Unis, du Brésil, d'Italie, Hongrie, et j'en omets. J'aime bien l'extrait suivant qui résume cela (c'est Frederick qui parle) : "Je me souviens d'un jour où notre père nous expliquait ce que signifient la faille, la nation, les racines. Karl avait rétorqué : "Les créatures humaines ne sont pas des arbres avec des racines. Les hommes ont des pieds et des rêves, ils veulent voyager, mais vous, vous les avez mis en cage comme des bêtes." Une violente dispute avait alors éclaté. Chaque fois que mon père et Karl se querellaient, quelque chose se brisait en moi..." (p. 61)
Cet extrait montre aussi la relation entre les deux frères, ratée sans doute par une trop grande différence d'opinion, l'un suivant aveuglément son père, l'autre s'ouvrant aux autres et à une pensée moins rigide. Et comme souvent l'individuel montre le collectif, le personnel touche l'universel. Comme dans son précédent roman, son héros a quitté l'Albanie pour la Grèce, puis y revient pour un décès et rencontre les Albanais restés au pays, chaque parti s'interroge alors sur ce qu'il a réussi ou raté si tant est que l'on puisse parler en termes de réussite ou de ratage. Gazmend Kapllani est lui-même un émigré albanais arrivé en Grèce puis aux Etats-Unis, il parle donc de ce qu'il connaît, de manière claire et remarquable. Un auteur qu'il faut absolument lire, édité chez les inévitables éditions Intervalles.
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