Cette semaine, Nathalie a choisi Laetitia pour partager sa lecture et son avis sur le livre La dernière page de Gazmend Kapllani (Intervalles) pour le Club des Explorateurs de lecteurs.com
Ce que j'aime chez Gazmend Kapllani, c'est que ces romans sont écrits dans une langue simple, très abordable (voir La dernière page, son roman précédent, déjà traduit par Françoise Bienfait), qu'ils sont courts et denses et qu'ils abordent des questions à la fois personnelles, individuelles et collectives. Cette fois-ci, c'est le changement des pays qui ont longtemps été dirigés par des régimes autoritaires et les bouleversements d'après 1989 et la chute du mur de Berlin, l'entrée dans l'Union Européenne et l'ouverture au capitalisme, ...
Mais c'est aussi la confrontation de deux visions du monde : le nationalisme qui monte un peu partout avec l'arrivée au pouvoir de gens aussi ouverts et sympathiques que les présidents ou dirigeants des Etats-Unis, du Brésil, d'Italie, Hongrie, et j'en omets. J'aime bien l'extrait suivant qui résume cela (c'est Frederick qui parle) : "Je me souviens d'un jour où notre père nous expliquait ce que signifient la faille, la nation, les racines. Karl avait rétorqué : "Les créatures humaines ne sont pas des arbres avec des racines. Les hommes ont des pieds et des rêves, ils veulent voyager, mais vous, vous les avez mis en cage comme des bêtes." Une violente dispute avait alors éclaté. Chaque fois que mon père et Karl se querellaient, quelque chose se brisait en moi..." (p. 61)
Cet extrait montre aussi la relation entre les deux frères, ratée sans doute par une trop grande différence d'opinion, l'un suivant aveuglément son père, l'autre s'ouvrant aux autres et à une pensée moins rigide. Et comme souvent l'individuel montre le collectif, le personnel touche l'universel. Comme dans son précédent roman, son héros a quitté l'Albanie pour la Grèce, puis y revient pour un décès et rencontre les Albanais restés au pays, chaque parti s'interroge alors sur ce qu'il a réussi ou raté si tant est que l'on puisse parler en termes de réussite ou de ratage. Gazmend Kapllani est lui-même un émigré albanais arrivé en Grèce puis aux Etats-Unis, il parle donc de ce qu'il connaît, de manière claire et remarquable. Un auteur qu'il faut absolument lire, édité chez les inévitables éditions Intervalles.
Pas mal du tout ce roman...poignant et un des meilleurs je trouve
Traduit du Grec par Françoise BIENFAIT et Jérôme GIOVENDO
Alors que je suis rentrée de Paris avec une pile de livres dont tous sont aussi attractifs les uns que les autres,
Alors que je pensais ne pas participer au Prix des Lecteurs Angevins/CEZAM parce que non séduite a priori par la sélection,
je suis passée à la Bibliothèque pour déposer les livres que j'avais empruntés (un bon motif non ?) et puis j'ai remarqué un roman, tout seul sur le rayonnage... je l'ai saisi, j'ai survolé la 4ème de couverture (ce que je m'étais promis de ne plus faire !) et je suis tombée sous le charme !
"A l'instar de certaines amours, certains pays sont une aberration : ils n'auraient jamais dû exister. Etre né et avoir vécu dans un tel pays procure un désenchantement assez proche de ce que l'on éprouve quand on a gâché sa vie avec une personne qui n'était pas la bonne." P. 9
Cette phrase n'est pas de moi, mais de Melsi, le personnage principal de ce roman. Melsi a 44 ans. Il vient d'apprendre la terrible nouvelle du décès de son père. Il part en car d'Athènes pour rejoindre Tirana en Albanie. Sa mère est décédée quand il avait 19 ans. Il a gardé un terrible souvenir de sa grand-mère reposant sur son lit de mort. Là, c'est un tout autre contexte. Il apprend que son père est décédé à Shanghai. Melsi s'interroge sur l'objet du voyage de son père en Chine. Pourquoi s'y est-il rendu ? de surcroît seul ? Il va progressivement s'approprier l'univers de son père, partir à la découverte de l'histoire des objets qui meublent sa vie. Un mystérieux cahier marron va attirer son attention.
Il n'aura pas fallu plus de 135 pages pour Gazmend KAPLLANI pour captiver la lectrice que je suis. Il faut dire qu'il use d'un certain nombre d'ingrédients dont je raffole :
- l'Histoire : j'avoue ne pas bien maîtriser le passé des Balkans et m'y plonger par le biais d'un roman m'a tout de suite intéressée,
- l'histoire de cet homme, journaliste et écrivain, retourné en Grèce depuis une vingtaine d'années notamment suite à un différend avec son père. Retourné sur les traces de ses origines, Melsi est un descendant d'une famille juive habitant la Thessalonnique que son grand-père, Léon, a décidé de quitter en 1943 avec sa famille, sous de fausses identités, devant la menace des Allemands.
- le sujet de l'immigration : Gazmend KAPLLANNI appréhende sous différentes facettes les conséquences d'une migration transfontalière pour l'être humain. La quête d'identité y compris administrative est une démarche au long cours. L'apprentissage d'une toute nouvelle culture se fait au quotidien notamment avec la maîtrise de la langue dont l'auteur fait l'éloge. Les subtilités linguistiques, lexicales, sont autant de champs d'investigation que les hommes de cette famille explorent avec plaisir. Bien sûr, il y a aussi le déracinement, l'exil, les souvenirs, la mémoire et la transmission aux générations suivantes.
Par exemple, Gazmend KAPLLANI évoque les photos de la vie passée comme autant de piliers pour nourrir les souvenirs :
"Le fait d'avoir quitté la Grèce sans emporter une seule photo de leur famille contribuait à leur faire oublier cette tranche de leur vie passée." P. 77
Ce roman nous permet de nous poser quelques questions sur la vie de tous ces migrants qui quittent leurs pays avec seulement les vêtements qu'ils portent sur eux. Comment nourriront-ils le souvenir de leur existence d'avant ? Comment surmonteront-ils psychologiquement ce manque, eux et leurs enfants ?
La situation spécifique des femmes immigrées y est également abordée.
"Quand à sa mère, elle ne se mêlait absolument pas de ces histoires de rivalité linguistique. Sa langue à elle se réduisait au cliquetis de sa machine à coudre. [...] Sa mère ne sortait d'ailleurs presque jamais. Elle avait appris un albanais approximatif grâce à deux voisines, Meléke et Sabrié, qui étaient devenues ses amis et lui rendaient visite tous les vendredis." P. 79
Ce roman met en exergue la condition féminine et les enjeux d'une activité en dehors du foyer pour favoriser l'apprentissage de la langue. Retenues à domicile pour satisfaire les besoins de la famille, les femmes sont privées de cette émancipation que la maîtrise de la langue peut leur assurer.
Ce roman ne se résume toutefois pas seulement à ses sujets. Il se fait remarquer par la qualité de la plume de son auteur. Gazmend KAPLLANI aime les mots, il joue avec eux, s'attache à trouver celui qui sera le plus juste et suscitera l'émotion de son lecteur. Je souhaiterais d'ailleurs saluer le travail du binôme de traducteurs, peu souvent cité alors que sa qualité est intimement liée la prise en compte des spécificités culturelles. S'identifier à un Grec d'origine albanaise sans jamais y avoir mis les pieds n'y est pas si naturel et pourtant... c'est ce que réussit "La dernière page".
Enfin, j'ai trouvé la construction de ce roman particulièrement ingénieuse. Alors que Mesli doit affronter la mort et accepter le deuil de son père, il découvre un projet de roman, écrit par son père, et dont les passages figurent en lettres italiques, permettant à tout moment de se repérer dans le parcours du narrateur et l'itinéraire de son père. S'entremêlent ainsi 2 époques, les années 1940 et 2010 !
"La dernière page" est assurément un très beau roman historique.
La dernière page de Gazmend KAPLLANI
Je n'en suis qu'à mon 2ème roman de la sélection. Après Kokoro de Delphine ROUX auquel j'avais attribué la note de 7, je vais monter d'un cran et placer "La dernière page" devant avec un 8.
Mise en garde : ce roman est absolument passionnant. Pour qui, comme moi, ne connaît que très peu -c'est un euphémisme- l'histoire de la Grèce et de l'Albanie, c'est une découverte et un contexte de roman très fort. Habilement, Gazmend Kapllani nous parle d'abord de la Grèce actuelle, qui tend vers la xénophobie, la peur de l'étranger (ce qui, évidemment n'arrivera jamais chez nous, en France, le FN est totalement dédiabolisé, son chef historique viré, ses membres voire même ses candidats n'ont jamais eu de dérapages racistes... tout cela bien sûr si l'on écoute les médias...). La Grèce de la crise économique récente qui dure et qui fait le jeu des opportunistes, poujadistes et populistes de tout poil. Il parle ensuite beaucoup de l'Albanie, de celle d'il y a 70 ans, lorsqu'elle accueillait sur son sol des migrants fuyant les nazis. Puis ensuite, c'est la dictature de Hodja, pendant quarante ans. Et sous une dictature stalinienne, il ne faut pas bouger une oreille, le moindre écart est sanctionné.
Melsi découvre dans le roman de son père ce qu'il croit être la vie de sa famille, les secrets bien gardés sur les origines, la vie difficile sous la dictature même si au départ, grâce à une connaissance bien placée, ses grand-père et père trouvent un travail qu'ils aiment. Pendant ces trois semaines en Albanie, il a aussi le temps de faire le point sur sa vie ; la quarantaine, il papillonne entre deux femmes, hésite à s'engager, vient de se voir refuser sa demande de nationalité grecque, veut quitter ce pays mais ne sait pas où aller et avec qui, ... Il est en plein doutes, questionnements.
Ce court roman de 160 pages commence doucement, surtout ne pas se laisser décontenancer par le début qui peut sembler un peu mou mais qui colle parfaitement à l'état d'esprit de Melsi à ce moment, la suite est excellente, notamment à partir du moment où Melsi ouvre le manuscrit de son père. Extrêmement plaisant à lire, parce que bien écrit et bien traduit, l'auteur remerciant en des termes chaleureux F. Bienfait et J.Giovendo "qui ne sont pas seulement les traducteurs remarquables de ce livre, mais sont devenus (ses) alter ego littéraires." (p.157). J'aurais pu citer une foultitude de passages, tous aussi intéressants les uns que les autres, mais longs, parce que difficiles à couper pour que le sel de l'écriture de Gazmend Kapllani saute aux yeux. Je me contenterai du début, les toutes premières phrase pour vous mettre en appétit :
"A l'instar de certaines amours, certains pays sont une aberration : ils n'auraient jamais dû exister. Être né et avoir vécu dans un tel pays procure un désenchantement assez proche de ce que l'on éprouve quand on a gâché sa vie avec une personne qui n'était pas la bonne." Melsi était content de sa trouvaille. Craignant de l'oublier, il retrouva un peu d'énergie pour sortir son carnet et y consigner ces phrases, moitié en grec, moitié en albanais." (p.9)
Les éditions Intervalles m'ont rarement déçu, jusqu'ici j'y avais surtout lu des auteurs français, je découvre avec bonheur le rayon auteur étranger.
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