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C'est vrai : elle est morte. Elle, c'est la mère du narrateur. Originaire d'un petit village de Calabre, issue d'une famille pauvre, mariée de force, partie s'installer dans le nord de l'Italie, loin du courroux familial, afin de porter jusqu'à terme l'enfant qui était en elle, le fruit du mal - un viol. Cet enfant, c'est Emanuele. Dont la vie bascule lorsque, trentenaire, sa mère meurt soudainement.
Le texte est une prise de conscience radicale qui devient un long cri de désespoir où le narra- teur tente de reconstruire la figure de la mère morte, chante son amour et son déchirement, plongeant dans les souvenirs, les regrets, dans les histoires et les confidences maternelles. C'est le cri de douleur d'un fils abandonné, trahi par une mère qui a fui dans la mort, coupable et adorée, impardonnable. C'est aussi le cri de révolte d'un écrivain contre le sort des pauvres impitoyablement délaissés par Dieu et par les hommes. Le récit est empli d'un sentiment de solitude infinie et de colère, il a la profondeur d'une douleur sans larmes.
C’est un chant d’amour qu’Emanuele Tonon nous donne à entendre, une parole qui dit et redit, inlassablement, à la mère morte, l’amour d’un fils perdu, abandonné par « la seule à pouvoir aimer » cet « orphelin devenu fou ».
Depuis la perte, la culpabilité opère, venin insidieux qui répand chaque jour sa dose de poison mortel dans les veines de l’homme déjà affaibli et ne tenant debout que par les psychotropes. Coupable de s’être développé dans ce corps qui n’en voulait pas, coupable d’avoir mal vécu tout ce temps, d’avoir inquiété la mère, d’être « l’ennemi qui ne t’a pas sauvée, l’ennemi qui a commencé à sucer ta vie déjà dans ton ventre de petite fille ». Hymne à la mère « qui a adoré son bourreau », ce « fils d’une putain » qui n’a pas su la soigner.
Nécessité absolue de parler d’elle pour la faire revivre et enfin placer dans la lumière cette femme qu’il a fallu cacher parce qu’elle portait l’enfant d’un viol. Deux ans chez les sœurs loin de sa famille et la tentation d’en finir parfois. Mais l’enfant qui s’agite dans le ventre ramène à la vie : « Je t’ai fait revenir dans le monde. »
Le fils ne sait pas tout car la mère s’est tue. Il a dû demander pour combler les vides, les creux, remplir les silences: « Il est des mystères de toi que je ne pourrai jamais connaître » dit le fils qui murmure : « J’ai besoin de faire mémoire de toi… »
Et puis, il faut apprendre à vivre sans elle. Préparer un café qui n’aura jamais le goût de son café, se plonger dans la notice de la machine à laver, faire les gestes qu’elle faisait en se demandant comment elle les faisait, elle, si petite, si faible.
S’apercevoir soudain qu’on n’avait pas pris le temps de se voir, de s’aimer assez fort, de se le dire en tout cas. Poser le regard sur le petit pyjama bleu parfumé si bien plié sur le radiateur, ouvrir le livre à la page où elle l’avait laissé, s’asseoir sur le lit si bien fait et se rendre compte soudain que l’on a été « aveugle à la merveille des petites réalités ».
Vivre sans celle qui s’est sacrifiée pour le fils « incapable d’être au monde ». Les regrets pleuvent : « J’aurais dû te tirer dans le lit avec moi chaque matin, te couvrir de baisers, te salir de mon sang coagulé de crucifié nocturne. »
C’est aussi un cri de révolte contre un Dieu qui n’a rien fait malgré les supplications du fils : « Un Dieu qui ne sauve pas est inutile. ». Peut-être se sent-il trahi par Celui qu’il a aimé lorsqu’à dix-neuf ans, il est entré au noviciat du couvent franciscain de Spello ? « Je suis entré au couvent parce que je voulais essayer de vivre, j’en suis ressorti comme quelqu’un qui avait pour unique désir de ne plus exister. »
Depuis, seule la chimie le tient en vie : « Le royaume de Dieu entre en moi tandis que j’avale le salut chimique de mon âme dévastée par ton absence. » Un Dieu qui abandonne, qui se détourne, « un Dieu à qui j’ai dédié presque autant de blasphèmes qu’il y a de grains au chapelet, au moment où il n’a pas exaucé ma minuscule prière de te laisser avec moi au moins dix ans de plus. »
Et puis, c’est une colère lourde, profonde contre ce que la société fait subir aux gens de peu, vivant de rien et s’en contentant, dans le silence, sans se plaindre, sans élever la voix, refusant de se soigner et terrorisés à la pensée de la facture qu’ils ne pourront payer et qui s’usent à la tâche sans se plaindre, plongés dans une fatigue infinie jusqu’à la mort.
Un texte d’une puissance peu égalée montrant un homme écorché vif, inconsolable, totalement anéanti par le départ de celle « minuscule, immense » qui le maintenait en vie, un homme qui trouve encore en lui la force de crier sa colère contre un Dieu absent ou impuissant qui laisse les hommes dans leur douleur, dans leur pauvreté, dans une société injuste et creuse ne leur proposant, comme seules joies terrestres ou comme soulagement temporaire, que des errances dans les allées des centres commerciaux devenus leurs « très saintes cathédrales. »
Une œuvre majeure, d’une très grande force et dont l’écriture à la fois crue et lyrique nous touche au cœur. A ne pas manquer.
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