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Avec le Journal rédigé par Anna Grigorievna, l'épouse de Fiodor Dostoïevski, parvient au lecteur français, un témoignage de première importance.
En août 1867, Dostoïevski venant de Dresde et de Baden débarque à Genève avec sa jeune femme tout juste âgée de vingt ans. Pour la petite secrétaire, devenue, sur un coup de passion réciproque, madame Dostoïevskaïa, la deuxième compagne d'un écrivain déjà célèbre, de vingt-six ans son aîné, malade et prématurément vieilli, c'est à la fois la découverte de la condition conjugale et de l'Occident. Pour Dostoïevski, après la condamnation à mort, relevée de justesse, le bagne, Crime et Châtiment, la fièvre des casinos et Le Joueur, s'ouvre la période de composition de L'Idiot, immense et dramatique méditation sur la représentation chrétienne du Bien. C'est dans cette double perspective, dominée par la relation du couple, qu'il convient de placer le Journal.
D'emblée, deux qualités frappent ici, qui n'ont rien de contradictoire : la franchise et la pudeur. Anna Grigorievna a tenu pratiquement au jour le jour, de 1867 à la naissance de son enfant, en 1868, le registre de sa vie commune avec Fiodor Mikhaïlovitch. Le Journal constitue, par sa constante véracité, un document unique sur la vie d'un couple. Torturé, malade, inquiet, puéril dans ses entêtements, haïssable dans ses mesquineries, Dostoïevski est là, extraordinairement vivant et proche. Il apparaît plus simple, plus vrai, à la fois pitoyable et fascinant. Un cri déchire ces pages, tout imprégnées de tendresse : celui de la détresse matérielle, d'une insupportable pauvreté. Peu de témoignages nous éclairent autant sur les difficultés quotidiennes du ménage Dostoïevski : l'angoisse de la misère se double d'un sentiment d'exil. Anna Grigorievna saisit parfaitement cette double solitude à laquelle les condamne leur position d'étrangers désargentés. Plus que son mari, tout à sa fièvre de création, elle mesure la vertigineuse fragilité de leur situation et l'exprime en termes inoubliables dans leur simplicité. Si l'émotion prend finalement à la gorge, elle résulte de l'accumulation de minuscules et pitoyables vicissitudes, plutôt que de grands coups du sort.
C'est là que nous touchons à l'essentiel du personnage que révèle ce document : la pudeur. Dans ce texte que son auteur ne destinait pas à la publication, tout s'anime et prend vie, tout échappe à la grisaille quand la narratrice revient sur le jour où la jeune sténographe Anna Snitkina frappe à la porte de Dostoïevski, « l'écrivain bien connu », pour un travail urgent. Ce sont finalement deux humbles qui se rencontrent ce jour-là, et se communiquent leur expérience de la souffrance. Au contact du grand homme, la petite secrétaire est elle-même devenue un modèle, un type, un personnage de Dostoïevski. Les perspectives s'inversent, le paysage bascule, la question n'est plus comment était Dostoïevski mais comment cette jeune femme a-t-elle vécu à ses côtés ? Témoin attendri, chaleureux, toujours discret, Anna Grigorievna, sans paraître y toucher, renouvelle le genre impossible du journal intime avec un grand homme de mari à la clef. Ce n'est pas la moindre surprise qu'apporte le Journal : la petite secrétaire est, elle aussi, un écrivain.
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