In vino veritas ! « Ce que l’auteur vous montre, c’est la poésie de l’adultère » déclara, lors du procès intenté à Flaubert pour « offenses à la morale publique et à la religion », le bien nommé Ernest Pinard en sa qualité de représentant du Ministère Public. Achevant ma lecture par son...
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In vino veritas ! « Ce que l’auteur vous montre, c’est la poésie de l’adultère » déclara, lors du procès intenté à Flaubert pour « offenses à la morale publique et à la religion », le bien nommé Ernest Pinard en sa qualité de représentant du Ministère Public. Achevant ma lecture par son réquisitoire, trouvant à encenser ce qu’il condamne, je ne peux cependant que partager son analyse.
On a dit que Madame Bovary était un roman sur l’ennui. Bien sûr. A-t-on écrit quelque chose de plus fort sur la mélancolie, la solitude et l’insatisfaction d’une femme mariée? Je ne crois pas.
Une remise en cause assez radicale de la société patriarcale du XIXème siècle ? Certainement. Les hommes de cette histoire sont médiocres, aveugles, cyniques, lâches et vulgaires. Emma est une mauvaise mère, une mauvaise épouse. La faute à qui ? Et si c’était à la littérature : « Elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles. »
Une attaque sournoise contre l’Eglise ? Assurément. Emma espère y trouver soutien et réconfort, c’est peine perdue ; elle s’en va trouver l’abbé : « Je souffre, lui dit-elle et l’imbécile de répondre « c’est la digestion, sans doute. »
On peut voir, dans le personnage de Lheureux, contribuant si bien au malheur d’Emma, les prémices de notre société de consommation, financée à crédit, dans laquelle la « ménagère de moins de cinquante ans », assommée de publicité est perpétuellement sommée de communier aux grandes fêtes organisées dans l’intention de vider son porte-monnaie. Des soldes de janvier jusqu’à la fièvre de Noël, en passant par le Black Friday de ces jours, certaines se sur-endettent quand d’autres s’épanouissent au rythme de leurs « bonnes affaires ». On en frémit en songeant aux Emma d’aujourd’hui négligeant leurs amants pour courir les soldes.
Il y a des scènes d’anthologie : la demande en mariage, la visite d’adieu de Léon, le comice agricole, la promenade en fiacre, l’agonie. Il y a surtout une écriture magnifique, qui vous fait comprendre dès les premières lignes que vous allez adorer cette histoire. Phrases courtes et musicales, rythmées de points virgules, comme une mélodie qu’on se surprend parfois à déclamer à voix haute.
Mais, il nous faut revenir à notre savoureux M. Pinard et à sa « poésie de l’adultère ». Pour étayer sa thèse, commençons au début de l’aventure, avant que Léon ne parte à Paris. Qu’a-t-on écrit de plus vrai et d’aussi bien dit sur cet état douloureux et délicieux où, à l’aube d’une relation adultérine, avant une déclaration, avant même l’idée d’une liaison qui bouleverserait tout, une complicité se noue, qui se voudrait honnête et ne l’est déjà plus, qui ne se déclare pas mais se laisse deviner et se confine en regards, sourires et paroles anodines car publiques. « C’est ainsi, l’un près de l’autre, pendant que Charles et le pharmacien devisaient, qu’ils entrèrent dans une de ces vagues conversations où le hasard des phrases vous ramène toujours au centre fixe d’une sympathie commune. » « N’avaient-ils rien d’autre chose à se dire ? Leurs yeux pourtant étaient pleins d’une causerie plus sérieuse ; et, tandis qu’ils s’efforçaient à trouver des phrases banales, ils sentaient une même langueur les envahir tous les deux ; c’était comme un murmure de l’âme, profond, continu, qui dominait celui des voix. Surpris d’étonnement à cette suavité nouvelle, ils ne songeaient pas à s’en raconter la sensation ou en découvrir la cause. Les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent sur l’immensité qui les précède leurs mollesses natales, une brise parfumée, et l’on s’assoupit dans cet enivrement, sans même s’inquiéter de l’horizon que l’on n’aperçoit pas. »
« Souvent, il se mettait en marche, dans le projet de tout oser ; mais cette résolution l’abandonnait bien vite en la présence d’Emma, et quand Charles, survenant, l’invitait à monter dans son boc, pour aller voir ensemble quelque malade aux environs, il acceptait aussitôt, saluait madame et s’en allait. Son mari, n’était-ce pas quelque chose d’elle ? »
« Léon ne savait pas, lorsqu’il sortait de chez elle, désespéré, qu’elle se levait derrière lui, afin de le voir dans la rue. Elle s’inquiétait de ses démarches ; elle épiait son visage… »
Subtile description de l’attrait souvent irrésistible de l’adultère, où, s’il ne s’est encore rien dit ni rien fait, deux désirs muets et puissants convergent.
Arrive Rodolphe, le cynique séducteur, auquel « se cachant la figure, elle s’abandonna.» Beaucoup se sont moqué d’Emma quand « elle se répétait : « J’ai un amant ! un amant ! » Elle allait donc posséder enfin ces joies de l’amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré… alors elle se rappela les héroïnes des livres qu’elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient. »
Mais derrière ces moqueries, ne sent-on pas le parfum de la jalousie et les regrets de rubicons jamais franchis?... Léon resurgit : « Ce furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lune de miel… ils s’embrassaient à l’écart sous les peupliers… ce n’était pas la première fois qu’ils apercevaient des arbres, du ciel bleu, du gazon, qu’ils entendaient l’eau couler et la brise soufflant dans le feuillage ; mais ils n’avaient sans doute jamais admiré tout cela, comme si la nature n’existait pas auparavant, ou qu’elle n’eût commencé à être belle que depuis l’assouvissance de leurs désirs. »
Oui, on a bien là, remarquablement évocatrice, une « poésie de l’adultère », cette-fois assumé et consommé, où le plaisir se trouve renforcé par les obstacles franchis, les précautions prises, les craintes surmontées et l’incrédulité joyeuse d’être parvenu là où on ne pensait jamais devoir ni pouvoir aller. Ca ne durera pas ? Qu’importe, l’instant est délicieux, le temps s’arrête, on verra bien.
« Il montait, il ouvrait la porte, il entrait… Quelle étreinte ! » « Et elle riait d’un rire sonore et libertin quand la mousse du vin de Champagne débordait du verre léger sur les bagues de ses doigts. Ils étaient si complètement perdus en la possession d’eux-mêmes, qu’ils se croyaient là dans leur maison particulière, et devant y vivre jusqu’à la mort, comme deux éternels jeunes époux. »
Dans ces instants, le lendemain n’existe plus, les catastrophes à venir ne comptent pas, l’entourage, futur dommage collatéral, est effacé. La vie s’accélère, plus belle, plus forte. Lorsque tout est fini, que ça s’est mal terminé, que le silence succède à la fureur, on se demande si cela en valait bien la peine, si Madame Homais ne valait pas mieux que Madame Bovary. Et les regrets ont beau faire, les dégâts s’étaler, les plaies encore suppurer, s’il reste une once de lucidité, on se dit, même longtemps après, qu’on serait prêt à recommencer demain, parce qu’on n’a rien connu de plus fort.
Que celles et ceux qui n’ont jamais péché ou rêvé de pécher jettent la première pierre car comme l’écrit Flaubert :« tout bourgeois, dans l’échauffement de sa jeunesse, ne fût-ce qu’un jour, une minute, s’est cru capable d’immenses passions, de hautes entreprises. Le plus médiocre libertin a rêvé des sultanes ; chaque notaire porte en soi les débris d’un poète. »
Je ne suis pas notaire, mais des débris, j’en ai encore un joli tas à déposer aux pieds d’Emma Bovary.
Mon roman préféré ! Et oui, il reste encore très moderne contrairement à ce qu'on pourrait penser... Très contente qu'il vous ai plu ! :)