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Perdue sur l'archipel arctique du Svalbard, une ville russe abandonnée reflète les utopies communistes de l'après-guerre. Kjartan Fløgstad signe une réflexion sociale et politique mais aussi littéraire sur cette étrange et belle ville fantôme.
La ville s'appelle Pyramiden, en russe : Pyramide, du nom de la montagne qui la surplombe, et dont la pointe régulière est quasiment tout le temps dans le brouillard. Surréelle, abandonnée sur une côte perdue de l'archipel de Svalbard (dit aussi du Spitzberg), terre norvégienne perdue loin dans l'océan arctique, c'est un lieu vide, presqu'exclusivement minéral, mais riche en charbon et qui, on le sait depuis peu, voisine les plus riches gisements futurs de pétrole et de gaz. Un vague traité a laissé la Norvège administrer l'endroit mais l'exploitation par chacun y est théoriquement possible. Le réchauffement de la planète libère l'accès aux lieux. Les îles jusque là perdues sont un des enjeux majeurs de la géopolitique du 21e siècle.
Des Russes travaillaient déjà dans des mines au Svalbard en 1913, mais l'exploitation soutenue a commencé en 1920-1930, quand le trust Arktikugol a " acheté " aux Suédois, les lieux-dits Barentsburg, Grumant et Pyramiden. Plus ou moins abandonnée et rasée pendant la seconde guerre mondiale pour ne pas en permettre l'utilisation par les Allemands, Pyramiden reprit l'exploitation en 1947. Pratiquement deux mille personnes y habitaient, dans des conditions de rêve pour la Russie stalinienne : crèches, hôpitaux, salaires, vacances sur les rives de la mer Noire, tout était donné à ces lointains mineurs, avant-poste du communisme face à l'Ouest, même si la rentabilité laissait à désirer.
Les logements sont beaux, le site conçu par des architectes humains, de l'herbe a même été importée de Russie.
Mais en 1998, en quelques jours, toute la ville est évacuée. Elle en est là depuis : avec des livres sur les rayons de la bibliothèque, des bobines de film dans le cinéma, des jouets d'enfants dans la crèche, un ours, un renne et une mouette empaillés dans le musée polaire. Les quais industriels, les camions, les grues, les wagonnets de mine sont là aussi, comme en attente de la sirène qui va un jour faire réapparaître tout le monde.
Fourmillant de références culturelles que l'auteur pioche dans le folklore comme dans la littérature (Orwell, Kapuscinsky, Zola) ou la musique (Dylan, Lluis Lach, Woody Guthrie), et démêlant le pourquoi de la construction d'une telle utopie urbaine, cet essai interroge l'architecture moderniste aussi bien que les valeurs sacro-saintes du travail (le mineur étant l'archétype de l'ouvrier communiste victorieux face à l'avenir, mais aussi du travailleur en Occident dans les années 50). Sa réflexion politique, sur des bases marxistes datant des années soixante, est étrangement pertinente aujourd'hui, y compris dans toute sa simplicité :
" La politique dominait l'économie. Aujourd'hui, la relation est inversée. C'est l'économie, dans sa forme la plus brutale, qui dirige la politique. Le capital est passé de la production à la spéculation. Cela laisse peu de place à un projet culturel et social tel que Pyramiden, perdu dans un bout du monde ".
Dans le dernier quart du livre, Fløgstad élargit son propos aux autres villes industrielles du grand nord russe : Nikkel qu'il voyait de sa fenêtre, crachant ses fumées toxiques, ou Vorkuta, à l'origine un goulag, devenue symbole du succès industriel.
A notre époque du fric victorieux, dans une société qui voit s'accomplir l'absence totale de valeurs, il est intéressant d'entendre la réflexion de Fløgstad sur les utopies d'après la seconde guerre mondiale, quand le communisme n'était pas encore un mot creux ou rayé des dictionnaires. Elle résonne d'autant plus fort dans une ville plongée dans le silence total, vidée de tous ses habitants et perdue au bout du monde.
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