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Antanas Garva est liftier dans un grand hôtel de Manhattan, mais aussi poète. Depuis quelque temps, il est en proie à d'obsédants tiraillements. Son travail le transforme peu à peu en un véritable automate et son histoire d'amour avec la mystérieuse Elena chancèle. Tout ce qu'il voudrait, c'est pouvoir écrire. Or Garva est aussi victime d'étranges malaises, qui affluent par vagues, à l'image des fantômes de son passé qui ne cessent de revenir le hanter. À sa suite, il nous entraîne dans un tourbillon de souvenirs, de sa petite enfance en Lituanie jusqu'à son exil à New York, nous faisant entrapercevoir par petites touches sa vie, qui se fissure et s'ouvre sur des crevasses abyssales. Toutefois, si Garva nous laisse naviguer à vue dans les tréfonds de son âme, il ouvre aussi en grand les portes d'un imaginaire foisonnant et fantasque, peuplé d'incroyables créatures mythologiques. Et à mesure que l'identité d'Antanas Garva se diffracte, se dessine en creux une réflexion étourdissante sur la création littéraire et ses multiples sources d'inspiration. Devenu culte en Lituanie, "Le Linceul blanc" est un roman d'une puissance infinie, sur la folie, le sexe, les souffrances de l'exil, ainsi qu'une troublante déclaration d'amour à la littérature.
Le linceul blanc, c’est un titre sorti en début d’année 2024 aux Editions Cambourakis et que La saison de la Lituanie en France m’a incité à lire. Il s’agit du titre le plus connu de l’auteur lituanien Antanas Škėma. Tout comme son héros, Antanas Škėma a trouvé exil aux Etats-Unis après avoir fui son pays envahi par les troupes soviétiques et avoir traversé l’Allemagne. Aux Etats-Unis, tout comme son homonyme fictif, Antanas Škėma a exercé la fonction de liftier, il s’est impliqué dans la vie culturelle de la diaspora lituanienne, ce qui a permis de faire publier pour la première fois Le linceul blanc, paru seulement en 1990 en Lituanie. Son œuvre a provoqué le scandale en son temps, par la psychologie de ses personnages, son œuvre composée de drames et de nouvelles essentiellement, qui ont pour beaucoup traité le thème de la déshumanisation du régime totalitaire soviétique. Et ce roman s’appesantie, quant à lui, sur la dissociation de l’individu exilé, entre le poète lituanien qui a vécu la guerre en Europe orientale et le liftier qui doit s’adapter à la vie et culture américaines.
Antanas Garšva est ce fameux chef opérateur, dans ce roman d’abord appelé Lift ( ascenseur) sous sa forme manuscrite, changé en Le linceul blanc en 1955. Ce roman se présente sous une perspective narrative elle-même éclatée : nous lisons la vie à New-York de l’exilé et poète lituanien Antanas Garšva sous une alternance de focalisation externe puis interne, d’un mélange de discours indirecte puis directe, mélange de récit et de monologue intérieur, et des extraits de son carnet sous focalisation interne. Antanas s’ennuie profondément dans le métier qu’il exerce, à savoir gérer le fonctionnement de l’ascenseur de l’hôtel selon les désidératas des clients de l’hôtel. Ce mouvement aliénant de va-et-vient vertical, comme un mouvement hypnotique, exacerbe le flux de ses pensées, le fait plonger dans les méandres de sa mémoire dans une temporalité ou présent et passé fusionnent. Les mouvements d’ascension et de descente de l’ascenseur reflète l’état émotionnel du liftier, dont la psychologie est littéralement scindée entre les différentes et successives dispositions de l’homme, qui s’enchainent, se superposent, les humeurs et sentiments du liftier à l’exilé lituanien, du poète. Le style du poète se caractérise par ailleurs par le flux de conscience, cher à Virginia Woolf et illustre l’instabilité du moi, à la conscience fragmentée entre passé et présent. Le titre, Le linceul blanc, fait d’ailleurs référence à la conscience d’une personne lorsque hors-d elle-même, ayant perdu tous ses moyens, ne peut que penser qu’à ses besoins physiologiques, ce qui reflète l’état psychique du narrateur.
En une page à peine, le fil déroutant du cheminement de la pensée du narrateur nous fait passer de la ligne de métro de Broadway à l’insurrection de 1864 en Lituanie, par l’invasion soviétique en 1941, ce qui nous permet de faire connaissance avec Elena, qu’il aime platoniquement jusqu’à l’apparition du fameux hôtel. Pas facile d’être le lituanien Antanas Garšva américanisé en Tony, rythmé par la prise de ses médicaments, le tit-tac ou tik lituanien des battements de son cœur, du sang qui palpite, de ses idées qui s’entrechoquent dans son cerveau d’homme déraciné qui essaie de se greffer dans un pays gigantesque et bien difficile à suivre. Au sein d’une communauté où le docteur Ignas rappelle cette Lituanie lointaine, entre les paroles de chants polyphoniques et les vers du médecin poète déclamés, un dialogue docteur-patient tente de percer bien difficilement. Comment supporter la tension de ce fil qui le relie encore à son pays d’origine mais qui devient de plus en plus tenu avec cet exil où même les prénoms se naturalisent américains.
L’historien, et jadis ministre de la Culture et de l’Éducation de Lituanie, Darius Kuolys dans un article du site http://www.bernardinai.lt, présuppose que les œuvres de Antanas Škėma sont faites de la même complexité que la vie l’est, et que l’auteur s’est érigé contre toute réalité simplifié : « Mais très souvent, cette réalité est si drastique, si dramatique, si complexe, qu’elle ne correspond à aucun des récits purifiés« , a déclaré chercheur en histoire culturelle lors d’une présentation du livre et du film. On peut tout trouver sauf d’une unité psychique, physiologique et psychologique à cet homme désemparé dans son costume de liftier et devant des hôtes qui ne le voient même pas. Des ruptures constantes dans la narration, où l’on passe de la narration du liftier à celle du diariste qui évoque son père, là où l’équilibre stylistique n’est pas forcément recherché, mais où par exemple la réitération de l’expression mon père fait naître de ce récit une multiplication d’images en faisant de ce père le héros de ses souvenirs dans un film qui se déroule dans sa tête. De l’accumulation de phrases dépourvues de toute forme de coordination où cohabitent le pire et le meilleur. (...)
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