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Maître marbrier, aujourd'hui gardien de cimetière, Avdo a vécu mille vies avant de s'installer à Istanbul. Il espérait y trouver la paix, mais était loin d'imaginer que son passé viendrait lui rendre visite. Par une nuit enneigée, il aperçoit la maigre silhouette d'une jeune femme qui émerge d'entre les stèles. La police est à ses trousses, elle a désespérément besoin d'un endroit où se cacher. Mais qui est vraiment cette mystérieuse Reyhan ? Ses pas l'ont-ils menée jusqu'à Avdo par hasard ? Burhan Sonmez croise habilement les destins au sein d'une mosaïque narrative riche de multiples histoires. Avec La pierre et l'ombre, il brosse un portrait sans concession de la Turquie du siècle dernier, et continue d'explorer sous un angle résolument romanesque les grands thèmes de la mémoire et de l'identité.
Burhan Sönmez est un écrivain kurde écrivant en turc. Il a joué un rôle important dans la défense de l’écrivaine Asli Erdoğan, exilée de son pays pour cause de dissidence et de censure. Il a été également président de Pen International, association en charge de défense des droits des écrivains à l’échelle internationale. Son roman : « Maudit soit l’espoir » explorait les aspectes sombres de l’âme humaine, et l’avait révélé au public en Occident.
Le point de départ du roman La pierre et l’ombre est la description de la vie d’un certain Avdo. Il est marbrier, fabrique des pierres tombales, habite sur le site du cimetière où il officie. Il aime son métier et n’est nullement effrayé par la nature de son activité : « Son métier de marbrier de pierres tombales n’a rien de morbide, au contraire. »
Par une nuit glacée, Avdo recueille une petite fille apeurée, elle se nomme Rehan, elle est apparemment en fuite. Pour quelles raisons ?
Au fil du roman Avdo découvre les liens véritables qui le lient à cette jeune fille : elle est ainsi la nièce d’Elif, une femme qui a été l’amour de la vie d’Avdo. Mais bien au-delà de ce cimetière et de la description du sort de ces personnages, c’est toute l’histoire de la Turquie moderne et ancienne qui défile sous les yeux du lecteur. Ainsi, l’auteur Burhan Sönmez évoque-t-il les changements nombreux intervenus dans l’histoire de la toponymie des noms des localités du territoire turc : « Lorsque le sultan Mehmed le Conquérant s’empara de la ville, il transforma l’église en mosquée, comme il l’avait fait avec Sainte-Sophie à Istanbul. Avdo donna ensuite d’autres exemples de villes où il avait vu des marbres chrétiens incorporés à l’architecture de sanctuaires musulmans. »
D’autres observations sont énoncées par ce marbrier extraordinaire, à propos de la guerre ou de la juste croyance : « Maintenant ,imagine que quelqu’un déboule au coin de la rue et qu’il tire sue la foule, eh bien ce n’est pas ça , et s’il va plus loin et tue d’autres gens dans d’autres rues, ce n’est toujours pas ça , mais s’il massacre toute la ville et qu’il entre dans les maisons des morts pour voler leur or et leurs filles et qu’il y trouve du plaisir, alors, c’est ce qu’on appelle la guerre . »
On trouve dans le roman de nombreuses allusions au passé de la Turquie, à ses attitudes vis-à-vis de ses courants spirituels, tels que les Alévis, des mentions biographiques d’un leader étudiant, au cœur du mai 68 turc. Écrit sous la forme d’un conte à épisodes et à lieux distincts, ce roman ne laisse pas de nous enchanter et de faire revisiter le passé et le présent d’un pays, la Turque, aux multiples visages et aux interrogations reformulées sur le vif.
Arrêté et torturé pour ses activités d’avocat spécialisé en Droits de l’homme à Istanbul, le Kurde turc Burhan Sönmez a connu dix ans d’exil en Grande-Bretagne avant de pouvoir revenir en Turquie. Désormais professeur de littérature à l’université d’Ankara, auteur d’articles pour des journaux indépendants et de romans primés et traduits dans de nombreux pays, il a été élu en 2021 président de l’association d’écrivains PEN International, qui défend « les valeurs de paix, de tolérance et de liberté sans lesquelles la création devient impossible ». Son dernier roman La pierre et l’ombre raconte l’histoire sociale de la Turquie moderne au travers d’Avdo, un sculpteur de pierres tombales amené à croiser des personnes représentatives de toutes les facettes culturelles du pays.
L’histoire commence dans les années 1980, peu après le coup d’État militaire. Avdo, la cinquantaine solitaire, vit en marge du monde, sur les bords du cimetière d’Istanbul dont il est assure le gardiennage entre ses confections de pierres tombales. Mais voilà que le passé vient déranger le présent sous la forme d’une pauvre silhouette titubante, pourchassée par la police jusqu’au coeur du cimetière. C’est une toute jeune fille, elle s’appelle Reyhan et n’est pas arrivée jusqu’à la porte d’Avdo par hasard. Qui est-elle ? Pourquoi veut-on l’emprisonner ? Quel lien a-t-elle avec le paisible veilleur du cimetière ? Et puis, aussi, comment en vient-on, comme Avdo, à préférer vivre parmi les morts plutôt que les vivants ?
Oscillant constamment entre passé et futur, le récit nous ramène dans les années 1930, quand un Assyrien prend l’orphelin Avdo sous son aile et l’initie à la sculpture des pierres tombales. Quelque vingt années plus tard, le jeune homme devenu maître marbrier itinérant rencontre l’unique amour de sa vie, Elif, dans un village d’Anatolie qui n’a pas pour habitude de marier ses filles à des étrangers. Le drame est inévitable, qui brisera les rêves d’Avdo mais ne cessera jusqu’à la fin de ses jours de retentir sur son destin. Un destin qu’il nous sera donné de reconstituer peu à peu, à mesure que les fragments du récit, s’échelonnant dans le désordre de l’époque ottomane jusqu’à nos jours en visitant différents lieux du Moyen-Orient, en laisseront progressivement percevoir le motif global, dessiné sur la toile de fond d’une mosaïque culturelle aussi riche que déchirée. Chrétiens, sunnites, alaouites, Turcs, Kurdes et Arméniens : n’y a-t-il donc que la sagesse d’un gardien de cimetière pour constater que « tous les morts sont bons pour l’éternité » ?
Suspendu à ses rebondissements dramatiques autant qu’attaché à la belle humanité de ses personnages, séduit par sa plume soigneusement travaillée, l’on reste impressionné par ce récit dense, doucement mélancolique, dont les cassures temporelles savent si bien refléter le bris des rêves de son principal protagoniste et, à travers lui, les traumas silencieusement accumulés depuis un siècle par les diverses populations de la Turquie. Une lecture à plusieurs niveaux qui inscrit définitivement l’auteur parmi les écrivains majeurs de langue turque.
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