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« Plusieurs mois après que j'eus achevé La Donation du monde, une amie m'envoya cet extrait d'une lettre de Rilke à sa femme. Il me sembla découvrir ce texte, que pourtant j'avais lu, dix-huit ans auparavant (un repère précis sur mon exemplaire des Lettres à Cézanne me le rappelait). Ce texte, je l'avais simplement oublié. Mais « oublié », est-ce le mot ? « Enfoui » serait plus juste, encore que la métaphore suppose une terre, l'épaisseur d'un humus peu compatibles avec la nature immatérielle de la mémoire. Ces lignes lues dix-huit années auparavant n'avaient, malgré leur singulier pouvoir de suggestion, laissé en moi aucun souvenir conscient. Il est évident, en revanche, qu'elles y avaient déposé quelques traces suffisamment fortes pour que j'éprouve, près de deux décennies plus tard, le désir de les récrire à ma façon. L'oubli était évidemment la condition de cette récriture : pour que j'aie l'impression de créer mes grenades, il fallait qu'aucun doute ne vienne troubler leur authenticité. Aucun doute, c'est-à-dire aucun souvenir. Ce n'était donc pas le texte qui était oublié, puisqu'il en restait des bribes ; c'était ma relation à lui : le fait que je lui eusse consacré jadis le temps d'une lecture. Un peu comme s'il vivait en moi sans que j'aie eu besoin de faire sa connaissance ; comme s'il avait été de tout temps une partie intrinsèque de ma propre expérience. Que de ma mémoire, il soit passé en somme dans mon imaginaire, y vivant désormais sa vie propre, y creusant ses sillons, sans plus aucune relation avec Rilke.
Vivre, pour un texte, c'est toujours un peu perdre de son origine, rompre avec sa famille, endosser l'habit de l'anonymat pour mieux se laisser saisir. J'avais lu la page de Rilke ; puis ne l'avais oubliée qu'afin d'en prendre possession, de l'incorporer à ma propre terre. Je voyais bien ce que ce texte gardait de commun avec le mien : certaines images appartenaient à l'un et à l'autre (celle du cuir, entre autres). Mais surtout, la redécouverte de la lettre de Rilke m'apprenait comment ces détails avaient travaillé en moi. L'idée de la donation, par exemple, telle qu'elle s'était présentée, venait à n'en pas douter de la 1 superposition entre le geste d'adresser une lettre, et celui d'acheter les grenades dans le commerce (Potin ou la rue Mouffetard). Ce que Rilke écrit explicitement à Clara (« Ton sentiment devant la grappe du Portugal est quelque chose que je connais bien ») étaie encore un peu plus cet argument : l'équivalence entre les sentiments des deux correspondants suggère l'idée d'un échange possible de leurs objets respectifs : grappe contre grenades. Les fruits sont la monnaie courante de cet échange ; la valeur fiduciaire d'un commerce immatériel : celui des « sentiments ». Au don de la grappe par Clara, Rilke répondait par le don de ses grenades.
Sans insister sur la charge érotique d'une telle transaction, il était clair que le mot « sentiment » dépassait de beaucoup les limites de la seule émotion esthétique, émotion à laquelle le contexte (Rilke et Clara sont alors mariés depuis un an, et vivent loin de l'autre) ajoutait de fait une forte couleur amoureuse. Il est en tout cas probable qu'il ait été compris ainsi lors de ma première lecture, et qu'en ait été retenu le principe ouvert, mais schématiquement transposable, d'une identification entre le don de grenades et la déclaration des « sentiments ». Le texte égaré dans les méandres de la mémoire, il en restait donc cette trace, ce trait, et cette métaphore banale qui associe les fruits à des signes amoureux (« voici des fruits. »). Mais le fait que Rilke donne ici sa consistance à la métaphore l'orientait dans une certaine direction. À la banalité, il ajoutait cette condition supplémentaire : que la métaphore pouvait s'accomplir aussi bien sur un plan poétique, plan sur lequel la déclaration des « sentiments » cédait la place sans dommage à un poème. Rilke lui-même indique cette voie, convertissant les deux grenades dont il parle en une sorte de poème en prose offert à Clara. Ainsi se dessinait une scène imaginaire aux contours vagues, mais fondée sur une série de parités où fruit vaut pour sentiment qui vaut pour poème. Si sur cette scène un personnage offre une grenade à un autre personnage, ce dernier est en droit de répondre par le don d'un poème.
Rien de cette petite mécanique métaphorique ne m'est venu à l'esprit lorsque Bei m'a tendu une grenade tirée du sac où elle venait de l'acquérir. À y repenser, cet instant m'apparaît même spécialement vide de toute signification. Mais la scène, sans doute, était là.
Les personnages, interchangeables. Ils pouvaient même se passer de « sentiments », de raison, de justification. Seul demeurait le signe que la grenade faisait, dans son exotisme entêté, clos sur lui-même et rayonnant. Le mot « grenade » suffisait à lui seul : il réveillait les vagues associations ; il levait la sorte d'interdit qui pèse en même temps sur le sentiment et sur le poème. Me mettant inconsciemment, mais sans doute, pour cette raison même, instantanément à la place de Rilke, il m'autorisait à répondre à mon tour d'un don de fruit, à faire fructifier de nouveau la scène enfouie, à rejouer la partie. Comme si elle n'avait laissé en place qu'un décor déserté, des portants et son plancher disjoint, la lettre de Rilke avait ellemême chassé Rilke et Clara de ma mémoire, ne retenant d'eux que des fonctions. Elle avait fait d'eux des quelconques dont n'importe qui pouvait endosser les rôles. Ainsi s'écrivent certains poèmes :
« .à quel point l'on a déjà tout cela en soi, et d'autant plus qu'on ferme mieux les yeux sur soi-même. »
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