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On finit par ne plus distinguer ce que l'on a trop vu ; pareillement, on conçoit mal que ce que l'on connaît depuis toujours ait pu ne pas être : qu'à un certain moment, il se soit trouvé des hommes pour l'inventer, le répandre, le défendre ou le combattre.
Cette double illusion d'optique peut être assez courante. Mais elle se manifeste avec une vigueur particulière dans l'idée de Progrès - à la fois thème fondateur et lieu commun, banalité insignifiante et matrice intellectuelle de tous les totalitarismes contemporains.
Nul doute que cette idée de Progrès constitue l'une des clefs décisives de la modernité. Mais une clef cachée, au même titre et de la même manière que la Lettre volée d'Edgar Poe, rendue invisible par sa présence même.
C'est à la retrouver qu'est consacré cet essai : à la tirer hors des champs magiques du mythe et de l'évidence, et pour cela, à en décrire l'invention, à l'aube des Lumières (1680-1730).
L'invention, ou comment l'impact des révolutions scientifiques et techniques du premier XVIIe siècle, la nouvelle philosophie, le déisme naissant et " l'esprit bourgeois " se combinèrent pour susciter ce qui ne fut d'abord qu'un sentiment - celui de la supériorité générale des modernes sur les anciens -, mais qui très vite allait devenir une véritable philosophie de l'histoire.
Vers 1715, le pas est franchi : dans l'oeuvre délirante et sérieuse de l'étrange abbé de Saint-Pierre se dessine à grands traits un " système du Progrès " auquel ses successeurs n'ajouteront rien de fondamental.
Un " système " qui, conformément à son inspiration mécaniste et cartésienne, prétend à une cohérence totale. Loin des modes flous de l'intuition, ses défenseurs définissent désormais le progrès à partir du modèle de la Machine : comme un mouvement global de perfectionnement que caractérisent sa forme linéaire, sa nécessité radicale et sa permanence.
Ce faisant, ils peuvent aussi le transposer à l'ensemble du réel.
Au même rythme que la raison, la morale, le bonheur ou l'Etat sont appelés à progresser. Rien n'y échappe, tout doit forcément s'améliorer avec le temps, dans une direction unique mais vers des horizons illimités. Et l'histoire, enfin dotée d'un sens, devient ainsi le lieu où pourra s'accomplir la promesse de Descartes : où l'homme, parfaitement libre et tout-puissant, sera bientôt " comme maître et possesseur de la nature ".
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