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« Nous avions quinze ans et nous étions amies, Henriette Soriano et moi. Nous conversions sans cesse, le plus souvent à propos de littérature, mais nous ne reculions devant aucune des questions que l'humanité se pose. Nous avions débattu l'existence de Dieu, le sens de la vie, le destin de l'homme, et les vainqueurs probables de la guerre. J'adorais parler et que l'on me parlât, j'y voyais une preuve d'amour. » Pour la narratrice, le bonheur de l'amitié cultivée dans l'exaltation de la confrontation des points de vue, l'échauffement de la joute rhétorique va s'interrompre brusquement, au seuil de l'adolescence.
Nous sommes en 1942, à Casablanca, sous le protectorat français du Maroc. La narratrice, jeune fille juive qui a fui la Belgique et la France avec sa famille, fréquente le collège de la ville qui a bien voulu l'accepter elle, malgré ses origines, passées sous silence. La classe est composée d'élèves exilées. Avec Henriette Soriano, elles se réfugient dans l'étude, entièrement attachées à s'exercer au brio d'un certain esprit français et à rivaliser entre elles. Cette émulation trouve sa limite lorsque la professeur de français impose comme sujet de dissertation une phrase de Charles Péguy sur la douceur de la mort pour la patrie. Or, Henriette vit dans la peur pour son frère, envoyé au front, et joue dramatiquement, selon des idées convenues, le sacrifice héroïque de son frère. Irritée par son comportement excessif, la narratrice conteste la position de son amie. Elle ne soupçonne pas qu'elle va déclencher, en écrivant son « devoir » selon sa réflexion propre, un scandale dans le collège et qu'elle sera condamnée par le conseil de discipline à une quarantaine : l'interdiction de parler à qui que ce soit dans l'établissement pour quarante jours. Elle découvre alors que la Raison dont elle avait usée pour réfuter la vision de Péguy, pour repousser toutes les idées reçues, pour débusquer les contradictions, cette Raison qui doit être cultivée comme on le lui a enseigné, était démentie par l'école française !
Décrite comme un passage initiatique dans le monde des adultes, celui de la désillusion, de la cruauté et de la lâcheté, cette anecdote, loin d'être anodine, marque l'une des origines de l'écriture de Jacqueline Harpman, à peine dissimulée derrière la narratrice. De cette expérience de l'injustice, elle sortira renforcée dans sa conviction qu'il faut battre en brèche les idées toutes faites, les hypocrisies. Son caractère rebelle, sa rageuse ironie littéraire resteront trempés dans son immense orgueil.
Lauréate du prix Médicis pour Orlanda (Grasset, 1996) et du prix Victor Rossel pour Brève Arcadie (Julliard, 1959), Jacqueline Harpman, psychanaliste et romancière, vit en Belgique. On lui doit récemment L'Orage rompu et Récit de la dernière année (Grasset, 1998 et 2000).
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