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Formidable évocation d’une passion amoureuse, surprenant à l’approche de la cinquantaine un homme sans histoires, comme une parfaite allégorie de la passion belliqueuse qui s’empare de l’Espagne au milieu des années 30 et que nous allons vivre par ses yeux, son coeur et son cerveau !
Ignacio est un architecte reconnu mais solitaire, un père aimant mais silencieux, un mari fidèle mais distant, un socialiste convaincu mais raisonnable, un gendre respectueux mais fuyant. La société espagnole, assoupie depuis si longtemps dans ses habitudes et ses injustices, se réveille depuis quelques années sous des influences étrangères. Certains rêvent des soviets de la révolution bolchevique tandis que les autres rêvent de l’ordre allemand ou italien. On s’agite, on découvre les joies d’aller voter, de défiler bruyamment et forcément, peu à peu, la joie cède la place à la peur alimentée par les premiers excès des extrémistes des deux camps.
En parallèle, voici Ignacio, lui aussi, qui s’embrase sous influence étrangère, en la personne d’une jeune et séduisante américaine dont il devient l’amant.
Son absence quand il est au foyer familial, son impatience, ses mensonges, ses hésitations avant d’annoncer qu’il doit s’absenter, tout est fort bien décrit, « Accoutumé à ne pas mentir, il était surpris par la facilité avec laquelle, pour la première fois depuis très longtemps, il cachait quelque chose (...) La vérité et le mensonge se disaient exactement avec les mêmes mots. Dire ces mots était si facile et la récompense si démesurée que cela lui provoquait par avance une sensation d’ivresse, presque de vertige, à l’heure du dîner, dans la léthargie de la salle à manger familiale, où le temps passait si lentement ». J’ai lu quelques commentaires déçus où certains le trouvent égoïste et aveugle. C’est tout à fait vrai, mais c’est précisément l’état dans lequel une passion amoureuse et adultérine vous plonge. Cet aspect du roman me semble une totale réussite par les sentiments décrits, ce profond tumulte dans lequel vous savez que vous êtes en train de causer autour de vous beaucoup de chagrin mais auquel rien ne peut vous faire renoncer. Le comble de l’égoïsme sans doute, d’autant plus surprenant et choquant quand il frappe un individu irréprochable jusque là.
Le premier temps de la passion, celui des premiers mensonges faciles est aussi celui du plaisir, de la joie et de l’ivresse retrouvés comme celle de la république nouvelle de 1931. Puis l’orage qui gronde finit par éclater au printemps de 1936, le soulèvement militaire dans le sud va libérer dans Madrid toutes les lâchetés, les injustices et les cruautés, qui sommeillaient derrière les défilés et les banderoles. Chez Ignacio, c’est une clé oubliée un matin sur un tiroir qui va déclencher le drame. Les soupçons muets deviennent des certitudes, voici venu le temps des larmes, du chagrin, des remords et des renoncements.
Les trois personnages de cette passion amoureuse sont des « gens bien » et c’est ce qui fait l’intensité de cet aspect du roman. L’épouse délaissée qui, toujours amoureuse de son mari, fait preuve d’une douleur aussi muette que violente est d’une dignité admirable. La maîtresse qui, se rendant enfin compte de ce qu’ils ont provoqué, a le courage de rompre. Le mari quant à lui, déchiré entre ses enfants, le chagrin de sa femme et la passion qui le dévore, ne saurait renoncer, pas plus que l’Espagne qui s’enfonce chaque jour davantage dans la folie meurtrière.
Ignacio est devenu un bourgeois mais ses sympathies sont toujours à gauche, c’est un républicain convaincu qui va découvrir que les assassinats en pleine rue, que la victime soit un monarchiste ou un républicain, se ressemblent tous. Lorsque la rébellion éclate, Madrid est livrée aux milices de tous poils (socialistes, communistes, anarchistes) et les exécutions sommaires sont bien souvent d’une iniquité sans nom (son ami le professeur Rossman, juif allemand ayant échappé à Hitler et à Staline n’échappera pas à une milice anonyme). On ne peut s’empêcher de penser à José Robles, l’ami de Dos Passos, exécuté après un simulacre de procès et qui causera la rupture avec Hemingway (lire à ce sujet l’excellent Adieu à l’Amitié de Stephen Koch). Il semble bien que dans cette querelle, Munoz Molina ait choisi Dos Passos.
Les pages concernant la guerre, les arrestations arbitraires et les exécutions nocturnes sont un puissant manifeste pacifiste dont je n’ai pas souvenir d’avoir déjà lu l’équivalant. Sa force réside dans le fait qu’il émane d’un membre du camp que l’Histoire a retenu comme le camp du Bien. On en est plus vraiment certain en refermant le livre car il est vraiment difficile de ne pas donner raison au héros déclarant à quelques pages de la fin :
« A la guerre, personne ne comprend rien. Ceux qui semblent y comprendre quelque chose sont les plus hypocrites de tous, les plus fous ou les plus dangereux…Quelqu’un te dénonce parce que ta tête ne lui revient pas ou qu’il croit un jour t’avoir vu sortir de la messe, et on t’emmène dans une voiture à la Casa de Campo et le lendemain matin les enfants s’amusent avec ton cadavre en te mettant une cigarette allumée entre les lèvres et en te traitant d’andouille. C’est ça la guerre ou la Révolution si le mot te semble plus approprié. Tout ce qu’on peut te raconter d’autre est mensonge. Tous ces défilés, qui font si bien dans les films et les journaux illustrés, les banderoles, les slogans, No pasaran ! Ceux qui sont courageux et respectés montent dans une vieille camionnette pour partir au front et ceux de l’autre camp les fauchent avec leurs mitrailleuses sans même leur laisser le temps de viser avec leurs fusils. Ceux qui paraissent les plus vaillants et les plus révolutionnaires restent à l’arrière et utilisent leur fusil et leur poing serré pour payer dans les cafés ou les bordels. A la guerre, dans les endroits où on est véritablement exposé à la mort, on ne trouve que ceux qui ne peuvent pas faire autrement parce qu’on les y mène de force, ou bien ceux qui ont cru la propagande et à qui on a monté la tête avec des drapeaux et des chants.»
J’en sors sous le choc, ravi d’avoir lu un grand livre, un de ceux qu’on garde longtemps en mémoire, jusqu’au bout, jusqu’à ce que La Grande Nuit des Temps vous engloutisse à votre tour.
A Madrid en 1936, Ignacio Abel, architecte socialiste, fils de maçon et fruit de l’ascension sociale républicaine, n’a connu de la vie conjugale que de ternes émois avec Adela, grande bourgeoise madrilène. Lorsqu’il rencontre Judith Biely, jeune américaine de passage à Madrid, sa perception du monde extérieur s’effiloche au point que la guerre inévitable lui semble une abstraction et que seule sa passion dévorante pour Judith donne sens à sa vie.
« Dans la grande nuit des temps », c’est une œuvre tentaculaire dans laquelle Antonio Muñoz Molina dissèque les errements de l’âme humaine et sur le plan passionnel comme sur le plan politique.
Avec un luxe inouï de détails, il analyse le comportement erratique d’un homme dans la tourmente de la guerre, aveuglé par une passion qui le paralyse dans ses actions et ses jugements ; s’il est socialiste, Ignacio a une famille qui penche plutôt de l’autre bord, et son beau-frère, lui, est phalangiste. L’auteur expose ainsi sans manichéisme la complexité de la situation espagnole en 1936, lorsque la République peine à réformer l’Espagne que les révolutionnaires impatients viennent se substituer aux socialistes, et que le fascisme gronde.
Dans ce contexte complexe et dangereux, Ignacio oublie tout ce qui n’est pas Judith et se noie sans état d’âme dans une passion coupable.
La structure du livre, complexe, multiplie les allers-retours dans le passé, l’écriture, absolument sublime, décrypte avec un talent incomparable la complexité de l’âme humaine, comme l’émerveillement amoureux, la pauvreté de Madrid ou la beauté des paysages américains.
Alors oui, c’est très gros, 750 pages denses, riches et puissantes que j’ai mis 3 semaines à lire ! Mais ce sont 750 pages certainement inoubliables !
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