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"À cette heure-là, un bol de chocolat fumant l'aurait attendue sur la nappe de toile cirée aux petits carreaux, une baguette molle de la veille, les céréales glacées de sucre au paquet décoré d'un tigre souriant et, si les jours étaient fastes, un pot de pâte à tartiner. Son père aurait pris son café, tenant la tasse des trois doigts qui lui restaient à la main droite, sa mère aurait fait griller du pain de mie en regardant, distraite, les infos à la télé".
À 17 ans, Élise Maldue quitte son village de Crèvecoeur, en Picardie. Parviendra-t-elle à laisser derrière elle l'horizon trop étroit, la langueur des soirées trop longues, la perspective d'une vie déjà écrite ? Peut-on jamais se réinventer ? Dans une langue juste et délicate, un roman d'initiation à l'acuité troublante.
Crèvecœur est le magnifique roman d'apprentissage d'Emilio Sciarrino, auteur franco—italien, qui nous apprend qu'être libre - vraiment libre ! - demande des sacrifices.
Crèvecœur : ça sonne déjà comme une psalmodie d'une monotonie à mourir.
Et en effet ce titre, ce lieu résonne des cris contenus d'Élise Maldue, 17 ans, qui perd sa vie et son temps dans ce village picard.
Mais en serait-il autrement ailleurs ? Et puis cet "ailleurs" d'abord, où se situe-t-il vraiment ?
Élise Maldue est toute jeune encore, elle a la vie devant elle, mais que pourrait-elle bien en faire ?
Elle semble engoncée dans un quotidien morose qui laisse peu d'espoir sur la suite de l'aventure.
Un quotidien fait de rêves avortés, de rencontres ratées, d'envies de grandeur auxquelles elle a du mal à adhérer, car elle semble souffrir d'un puissant syndrome de l'imposteur qui la fait se sentir à sa place nulle part.
Alors, elle va partir certes, mais que va-t-elle y gagner ?
J'ai dans la tête l'image du Cri de Munch en filigrane des mots.
Le cri de la jeunesse qui peut tout et qui ne peut rien, qui ne sait plus où aller ou qui croire dans un monde claustrophobe.
Cet enfermement psychologique va atteindre son point d'orgue avec la phase de confinement suite à la pandémie mondiale et Élise va se retrouver une nouvelle fois face à elle-même, intensément seule.
Il y a dans ce roman un regard posé sur la jeunesse en souffrance et un questionnement ininterrompu.
Comment se libérer d'un lieu, d'une famille, d'une essence qui n'est pas la sienne ?
Comment être soi sans entraves (familiales, sociales, amoureuses, financières…) ? Il y a tellement de chaînes qui nous "obligent".
Et puis, finalement, a-t-on vraiment le choix ?
Choix d'amour, de sang, de destinée : la vie nous apprend aussi qu'un basculement est toujours possible car on reste écorchés par nos actes, les personnes ou les mots.
Élise, la Maldue, n’a pas su résister au chant des sirènes qui lui promettent un avenir meilleur. Écarté le chemin du bac pro, la jeune fille est admise en classe prépa. Inutile de préciser qu’elle a dû en termes vagues expliquer à ses parents le but de la manoeuvre, eux qui la voyaient plutôt faire carrière dans la boutique de chocolat de luxe de Crèvecoeur, une bourgade picarde dont le nom évoque les sentiments que ressent la jeune fille vis à vis du cadre de son enfance. C’est sans grande difficulté que, deuxième surprise, Elise est admise dans une prestigieuse école de commence parisienne. Elle semble avoir en main les atouts pour s’en sortir avec les honneurs. Il aura cependant suffi d’une soirée arrosée pour la trajectoire s’infléchisse. Expatriée en Angleterre, Elise doit travailler dans un café pour subvenir à ses besoins. Outre les difficultés de la langue, les horaires de salariée et les matières à bosser, le covid et ses confinements entre en scène…
Le parcours ne s’achève pas avec l’épidémie et on suit avec intérêt l’itinéraire personnel de la jeune femme.
La question du transfuge de classe est un sujet qui depuis Annie Ernaux et l’un de ses premiers romans La place, est un sujet qui m’intéresse. Ici l’auteur analyse les origines de l’échec, qui pour n’être pas programmé est cependant possible à chaque étape. Une fragilité, un accident imprévisible, une rencontre mortifère et tous les espoirs s’envolent.
On peut d’ailleurs se poser la question des motivations à suivre cette voie royale qui n’était pas initialement pour elle. Elle ne semble même pas se targuer de ses capacités intellectuelles. Le défi, la revanche sur le destin ne sont pas non plus des motivations. Le sentiment d’imposture l’emporte largement sur l’autosatisfaction.
J’ai vraiment beaucoup aimé ce roman et la façon dont il traite les aléas du destin individuel, souvent programmé bien en amont des choix proposés.
224 pages Belfond 6 avril 2023
#EmilioSciarrino #NetGalleyFrance
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