"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Contrôler les assistés s'est imposé à partir des années 1990 en France comme un mot d'ordre politique et moral. Jamais la lutte contre les potentiels abus des allocataires n'avait été aussi systématiquement organisé ; jamais les bénéficiaires d'aides sociales, et parmi eux surtout les plus précaires, n'avaient été aussi rigoureusement surveillés, ni leurs illégalismes ou leurs erreurs si sévèrement sanctionnés.
Or, pas plus que l'intensification des politiques sécuritaires ne reflète l'augmentation de la délinquance, l'essor du contrôle des assistés ne reflète celle de la « fraude sociale ». On estime à environ 2% la proportion d'allocataires ayant perçu des sommes sur la base de déclarations erronées, pour un montant représentant environ 1% de l'ensemble des allocations versées. Et lorsqu'elles sont constatées, les augmentations tiennent davantage à la mise en oeuvre à grande échelle de dispositifs de détection plus efficaces.
Si le souci d'éviter des dépenses injustifiées s'est renforcé avec la focalisation croissante sur la maîtrise des comptes sociaux, le contrôle des assistés ne procède pas essentiellement de préoccupations financières - qui auraient dû conduire à concentrer les efforts sur l'évasion fiscale, dont les montants en jeu (20 milliards de redressements fiscaux) sont sans commune mesure avec les erreurs ou abus des bénéficiaires d'aides sociales (environ 550 millions d'euros par an ces dernières années). De même, le défaut de paiement des cotisations sociales par les employeurs, lié principalement au travail illégal, est quant à lui estimé à plus de 15 milliards par an.
L'essor du contrôle des assistés ne se réduit donc pas à une réponse aux problèmes socio-économiques objectifs qui l'auraient suscité. Il renvoie à un ensemble de processus sociaux et politiques qui ont affecté la gestion des classes populaires et l'organisation de l'État social. Comment la « fraude sociale » a-t-elle été promue en un problème public devenu majeur dans le traitement des questions sociales ? Comment la routine bureaucratique du contrôle des « assistés » a-t-elle été transformée en une politique à part entière, progressivement renforcée et rationalisée ? Quels sont les ressorts du durcissement des pratiques d'inspection et de sanction ? Quels profils sociaux y sont les plus directement exposés ?
C'est à ces questions que ce livre se propose d'apporter des éléments de réponse. Loin de ne voir dans les rodomontades à l'encontre des « faux chômeurs » et des « tricheurs du RSA » qu'une illustration parmi d'autres de polémiques politiques et médiatiques, il montre que l'essor du contrôle des « assistés » et la dénonciation de ceux qui abuseraient de la protection sociale sert désormais la critique des « dérives » d'un État-providence qu'il s'agit de réformer et la promotion d'autres principes d'organisation sociale, où la responsabilité individuelle et la contribution de chacun par le travail l'emportent sur la solidarité ou la réduction des inégalités.
Dans cette économie morale et symbolique en partie renouvelée des politiques sociales, la fraude, figure radicale de « l'assistanat », constitue une sorte de repoussoir de la « valeur travail », elle-même placée au coeur d'un nouveau modèle d'État social dit « actif » promu depuis les années 1990 dans les pays occidentaux.
Enfin, le contrôle des assistés met en scène le « sérieux » des acteurs politiques, leur « volontarisme » politique et leur capacité à agir sur le cours des choses. Ces logiques sont essentiellement le fait de leaders de la droite, ceux-là mêmes qui ont le plus directement contribué à renforcer ce contrôle - la présidence de Nicolas Sarkozy formant une période particulièrement décisive à cet égard. Cette posture de rigueur gestionnaire et morale constitue un marqueur de droite, décliné de multiples manières, et tout particulièrement dans l'association du néo-libéralisme et du néo-paternalisme par laquelle s'est opéré le renouvellement idéologique du camp conservateur.
D'une simple pratique de vérification consubstantielle au traitement bureaucratique de la population, le contrôle de la fraude est donc devenu un mode de gouvernement des pauvres. La vulgate économique des « trappes » à inactivité ou à pauvreté a largement accrédité l'idée selon laquelle aides sociales et allocations de chômage constitueraient des sources de « désincitation au travail » en conduisant à des arbitrages au profit de l'assistance. Cette axiomatique est au coeur des politiques de workfare qui constituent la tendance majeure des réformes de l'État social dans les pays occidentaux depuis les années 1990. Elle fonde notamment les dispositifs visant à « rendre le travail attractif » et à « faire de l'emploi une option pour tous », comme l'expriment les slogans de l'OCDE, de la Commission européenne et des réformateurs de l'État social. Parmi ces mesures incitatives, on trouve les « crédits d'impôts » (Working tax credit au Royaume-Uni depuis 1999, Prime pour l'emploi en France entre 2001 et 2015), et la conditionnalité des aides et les contreparties exigées des bénéficiaires (par exemple En France avec la transformation du RMI en RSA en 2009). Le renforcement du contrôle et des sanctions constitue ainsi l'un des outils coercitifs du workfare et, plus largement, une des manières de « responsabiliser » les « assistés » sociaux. Loin d'un épiphénomène, il est au coeur de ces tendances majeures de la réorientation des politiques sociales.
La thèse de ce livre consiste à voir dans le renforcement du contrôle des assistés l'effet d'un mouvement en spirale - une spirale rigoriste. Le leader politique pourfendeur de la fraude sociale qui parvient à imposer sinon ses vues au moins le problème qu'il soulève en condamnant ses éventuels contradicteurs à paraître naïfs ou complices ; la surenchère des administrations dans des technologies de contrôle toujours plus performantes qui procède tant des concurrences avec d'autres organismes que des injonctions auxquelles elles sont soumises et que, parfois, elles anticipent ; les progrès de la division bureaucratique du contrôle qui déréalise et déshumanise le traitement des cas ; le fonctionnement interne des commissions chargées de la fraude où la clémence est toujours plus difficile à assumer et à défendre que la sévérité ; le contrôleur de la caisse locale dont le point d'honneur professionnel est de traquer la moindre erreur au nom de l'exactitude des dossiers dont la garantie légitime sa fonction : ce sont là quelques-unes des dynamiques relationnelles qui conduisent à renforcer la rigueur du contrôle ; des spirales rigoristes. Pour saisir comment ce qui se joue au sommet de l'État affecte les régions les plus déshéritées de l'espace social, cette recherche a donc choisi un mode d'exposition descendant, partant des transformations politiques et institutionnelles qui ont favorisé l'essor des politiques de contrôle, pour aboutir aux effets qu'elles produisent sur les assistés sociaux.
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