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Cette rentrée des Éditions Belleville est particulièrement plaisante puisque les Éditions publient deux auteurs des Balkans : un auteur grec, un auteur serbe. J'ai commencé ma lecture par l'ouvrage de Thomas Korovinis qui va enrichir la partie littérature grecque du blog, bien peu fournie. L'auteur nous vient de Thessalonique, deuxième plus grande ville du pays, qui est aussi nommée cocapitale en raison de son importance passée au sein de l'Empire Byzantin, où s'inscrit d'ailleurs l'histoire de ce roman. On est bien loin des photos idylliques des Cyclades et des Sporades, un bleu outremer, des maisons aux murs blanchis à la chaux, aux coupelles bleues, aux volets colorés, cette architecture vernaculaire traditionnelle que l'on ne retrouve seulement que sur ces deux archipels.
C'est un roman d'une très grande richesse historique, social et linguistique : comme le dit un lecteur sur Babelio, il faut absolument lire l'introduction que nous fournit la traductrice, elle remet en perspective le texte dans son contexte historique en retraçant le XXe siècle dans le pays d'Hélène. Thomas Korovinis débute par une introduction basée sur un des Paradoxes de Zénon (de Zélée), celui d'Achille et la tortue, mathématicien et philosophe du Ve siècle avant JC. Ces Paradoxes avaient pour but de délivrer une vision dans laquelle la rationalité trouve ses limites. le paradoxe ici-présent est versifié par le poète contemporain grec Stavros Zafiriou. Si vous êtes peu au fait de l'histoire du pays, comme moi, ça sera une enrichissante expérience de lecture quoique exigeante et un peu inquiétante. Mais cela ne s'arrête pas là, car la Grèce possède une richesse linguistique peu commune, en tout cas Thomas Korovinis parvient à la mettre en lumière grâce à l'usage de divers langages, du dialecte thessalonicien, d'un sociolecte. Cet ouvrage est une fiction. Mais une fiction qui repose sur un sordide fait divers : des meurtres en série perpétrés dans la forêt de Seikh Sou, au nord de Thessalonique, par un inconnu qui a fini par hériter du surnom de « monstre de Seikh Sou ». le meurtrier, Aristidis Pagratidis, ou Aristos, aurait été attrapé, jugé, condamné, exécuté.
Ce qui fait de ce roman une oeuvre hors-norme, c'est avant tout sa forme composite, qui s'éloigne de toute forme de narration linéaire : la majeure partie du texte est composée de neuf chapitres, qui donnent chacun voix à un protagoniste différent et sa propre vision sur Aristos et la société thessalonicienne des années 1960, juste avant la dictature des colonels. Cet ensemble de chapitres est précédé de divers articles de journaux. Si le thème de ce roman tourne autour de ce monstre de Seikh Sou, il n'a rien du roman policier, même si l'ensemble des textes fait penser à un dossier d'instruction, à décharge d'Aristos, pour prouver l'innocence de l'homme sommairement exécuté, une sorte de réhabilitation post-mortem. Car s'il a été exécuté aussi rapidement qu'il a été jugé, sa culpabilité reste encore incertaine.
Ces neuf récits nous permettent de cerner la vie et la personnalité d'Aristos, c'est aussi une occasion de comprendre et de cerner cette société grecque post-guerre civile, et particulièrement cette ville de Thessalonique, carrefour de cultures et d'influences séculaires. C'est, il est vrai un véritable cours d'histoire que j'ai reçu sur un siècle particulièrement instable et mouvementé, qui de la monarchie de la famille royale hellène contemporaine, devient république, puis divisée par une guerre civile après la Seconde Guerre mondiale et l'occupation allemande, devient une dictature policière, et finalement une république. Ce roman offre également un panorama sociologique sur la société grecque des années 1950 et 60. C'est un formidable travail de traduction qu'a accompli Clara Nizzoli, car au-delà de la restitution en français du discours des neufs personnages, il a fallu qu'elle réinvente neuf parlés différents en français pour transcrire les différents langages grecs: le khatarevoussa, une forme du grec moderne qui utilise certains mots du grec ancien, le kaliarda – dont un lexique nous est même fourni en fin d'ouvrage – et dans ce que la traductrice appelle la langue typique de Thessalonique, une forme de Grec qui s'accorde des libertés avec la grammaire, ce que j'imagine, on appellerait le français parlé ou familier. Cela illustre la diversité sociale vivant à Thessalonique, de la fille de joie, au notable, du jeune gay au patron itinérant d'une troupe, aux ouvriers, jusqu'à un membre des forces publiques. Chacun une fonction sociale différente, chacune des neuf visions est élaborée à partir d'un point de vue unique et différent. Mais au final tous ont peu ou prou la même conviction intime sur Aristos : celle de son innocence.
Est-ce un procès bâclé ? C'est ce qu'en substance affirme Clara Nizzoli, la traductrice, qui affirme que la mise en scène de l'exécution du marginal Aristos a permis de passer sous silence sur le chaos qu'a entraîné dans le pays l'assassinat du député Grigoris Lambrakis, qui a mené à la dictature. Ce n'est pas loin ce que suggère l'ensemble de ces neuf témoignages fictifs. Certains passages restent assez rudes, les malheurs du jeune Aristos sont tels qu'il semble en effet avoir été la victime de la colère et de la malédiction de l'ensemble des dieux du mont Olympe. En revanche, j'ai trouvé l'idée de combiner des témoignages, issus de milieux sociaux, de vies, de moeurs différentes – en somme un genre d'étude sociale – à la reconstitution d'un fait divers, avec un semblant d'enquête policière, très habile même si cela peut décontenancer.
Neuf narrateurs se succèdent dans ce roman pour évoquer Aristos et la situation politique, économique du pays dans les années qui ont précédé l'arrestation et le jugement du jeune homme. Un copain, une voisine de sa mère, un débardeur (déchargeur de véhicules) plus ou moins collègue d'Aristos, un voisin agent de l’État parallèle, un gendarme, un bourgeois, un de ses patrons acrobate au Cycle de la mort, Lolo un travesti et Sylva une chanteuse. Tous évoquent la difficile enfance d'Aristos, ses fréquentations douteuses, la misère qui sévissait dans les rues de Thessalonique à cette époque. C'est une période violente et dure pour la Grèce : assassinat, attentats, montée de l'extrême droite, coup d'état et bientôt dictature des colonel. L’État parallèle qui évolue avec la complicité des autorités place ses pions dans toutes les sphères de la société l'épie et la noyaute et prépare le terrain à la future dictature.
Autant dire qu'à l'époque, les pauvres ne sont pas protégés, les enfants miséreux qui se prostituent non plus, au contraire. "Que n'ont pas vu mes yeux durant ces années de service. De l'injustice à la pelle. Envers nos plus pauvres concitoyens. Des roustes à coup de martinet. Des punitions, des torgnoles, des offenses pour trois fois rien. Envers des misérables, des mendiants, des petits voyous qui faisaient des petits dégâts, des petits larcins." (p.118) C'est un roman qui, par sa construction de narrateurs consécutifs adoptant un point de vue différent, dresse un terrible constat sur la société grecque de l'époque, sur l'injustice criante et perpétuelle, sur le déterminisme social qui ôte tout espoir de s'en sortir dès le plus jeune âge et qui contraint les jeunes enfants aux vols pour survivre, à la prostitution pour gagner un peu d'argent... Il parle aussi du doute qu'ont eu et qu'ont encore les habitants de Thessalonique sur la culpabilité d'Aristos. Aucun ne le voit en meurtrier -lui-même a nié- mais il fallait un coupable pour détourner l'attention.
Thomas Korovinis use de divers degrés et styles de langage en fonction de ses narrateurs : le bourgeois ne parle pas du tout la même langue que Lolo le travesti. C'est un procédé que j'aime beaucoup qui permet de ne jamais s'ennuyer dans cette lecture, d'autant plus que certains chapitres se recoupent voire se répètent dans leurs témoignages. C'est un roman dense, qui mène parfois au bord de l'asphyxie, tant les propos sont durs à lire, il faut savoir reprendre son souffle entre deux phrases. C'est un roman fort qui ne peut laisser indifférent.
Un ultime conseil après celui de le lire, c'est de bien lire la préface de Clara Nizzoli, la traductrice, qui explique le contexte de son travail mais aussi celui de la Grèce pendant les années évoquées. Utile pour ceux qui, comme moi, sont assez mauvais sur ce thème.
Chez Belleville, c'est toujours un illustrateur de la même nationalité que l'auteur qui fait la couverture, ici, Stamatis Laskos.
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