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Court roman écrit comme une plongée dans la tête de l'héroïne où l'on aurait accès à toutes ses pensées, ses conversations, ses peurs, ses doutes, ses fatigues... Ça va vite, ça peut partir un peu dans tous les sens au risque de se perdre, il faut beaucoup comprendre entre les lignes. Pas de répit donc pour lire la vie de cette femme qui n'en avait pas beaucoup non plus. Elle tente bien de trouver du réconfort et de l'amitié avec ses collègues, mais les ordres et les hommes ne sont jamais loin. La vie qui pousse en elle alors que son mari ne veut pas d'autre enfant, un cela suffit bien, la pousse à envisager le pire. Et dans ce pays et dans ces années-là, c'est une voie qui peut mener à la mort.
La langue de Corina Sabău peut dérouter, surprendre. Ce court texte demande un peu d'attention et de prendre son temps. Il y a pas mal d'allusions à l'époque et au pays et les notes en fin d'ouvrage sont bien utiles ainsi que l'avant-propos de Florica Courriol, la traductrice. Et comme toujours chez Belleville, la couverture est signée d'un(e) artiste du pays, ici, la roumaine Alina Campean.
"Impossible de me rappeler si c'est elle qui a dit ça -nous avons pourtant si souvent partagé la même table de travail- ou si ces pensées ont jailli de moi, comme à chaque fois que je me souvenais d'elle. J'avais pourtant trouvé une dizaine de bonbons chinois au fond de ma sacoche, j'étais contente, ravie, j'avais le sentiment de ne pas avoir perdu ma journée. Sonia serait si heureuse, je la voyais déjà courir, fière, vers son père : regarde ce que maman m'a apporté, la prochaine fois ce sera du Nutella, oui je te jure, et si c'est pas vrai, tu me laisseras faire des tours d'escalator à Victoria ? promis, juré !, de quoi raviver notre complicité avec ces sucreries orientales..." (p. 11)
Après l’Afrique du Sud et la France, la ségrégation et la xénophobie, la troisième publication ce cette année 2022 de Belleville Éditions trouve racine dans la Roumanie de Nicolae Ceaușescu avec, au centre, les questions de la place de la femme et l’avortement, clandestin évidemment. Le régime dictatorial promouvait les valeurs familiales à travers une politique nataliste très marquée pour créer cet « homme nouveau », être à la tête d’une grande famille n’était-il pas le signe d’une nation riche et florissante ? Les femmes étaient privées non seulement du moindre moyen de contraception mais aussi celui essentiel de pouvoir interrompre sa grossesse, car dans ce pays les grossesses ne s’interrompaient pas, quitte à mourir en couches. J’ai lu il y a quelques années de cela un roman tout aussi puissant que celui-ci Qui touche à mon corps, je le tue de Valentine Goby, décrivant celles qu’on appelait faiseuses d’anges, ces avorteuses aux aiguilles à tricoter, auquel je n’ai pas manqué de penser à la lecture de Et on entendait les grillons.
Ici nous sommes en plein Bucarest des années de fer avec une Ecaterina qui se découvre enceinte mais aussi en plein désenchantement face à un mariage raté et un mari profondément indifférent et égoïste. Ecaterina n’est qu’un pion dans cette république autocratique tenue d’une poigne impitoyable par un couple mégalomane, en tant que responsable de la section Ajustage de cette usine de textile la bien nommée Soie Populaire, en tant que camarade et encore plus en tant que femme. SI le scandale des avortements clandestins en Roumanie est abordé à travers l’expérience personnelle d’Ecaterina, j’ai avant tout perçu une volonté d’écrire sur la place de la femme au sein d’un régime éminemment phallocentrique. Dans un mélange assez confus de temporalités entre passé et présent au doux parfum de cette nostalgie d’une liberté perdue, d’une jeunesse encore pleine de promesses d’avenir, Ecaterina évoque ses années de toute jeune femme en ville, sa rencontre avec ce mari tellement qui s’est tellement éloigné d’elle.
La traductrice de Corina Sabău, Florica Courriol, nous a concocté une préface qui résume parfaitement l’esprit de ce roman dont l’écriture peut prendre au dépourvu et digne des plus grands représentants du flux de conscience. La conscience d’Ecatérina est sans cesse en mouvement, sur le qui-vive, cela peut vite devenir source de perplexité dès lors qu’on n’a pas l’esprit bien arrimé à son ouvrage. Cela permet de constater à quel point l’esprit d’Ecatérina est exalté, sans cesse traversé par plusieurs sentiments contradictoires, on la sent prise entre plusieurs étaux, celui de la raison, de son instinct de mère, de celui d’épouse et de citoyenne à qui on impose un tas de décisions absurdes et antinomiques. Cette reproduction minutieuse de l’intériorité d’Ecatérina est essentielle, comment donc procéder autrement dans un pays ou le genre féminin est muselé, pieds et poings liés, par un autoritarisme qui ne consent aucune sorte de relâchement.
Corina Sabău a reconstruit le paradoxe de l’identité d’un pays qui ne pensait et respirait que par sa politique nataliste et la fierté de son identité, derrière laquelle les femmes devaient assumer l’insouciance et l’irresponsabilité masculine, représentée dans toute sa splendeur par le détachement de ce mari indolent. En rentrant dans le rang de ces femmes qui s’ébouillantent, s’empoisonnent, se mutilent, paient, pour mettre fin à une grossesse non désirée, Ecatérina, la bonne camarde, la bonne épouse, s’aligne à ces générations de femmes sacrifiées sur l’autel de l’hypocrisie. On sait toutes les conséquences d’un avortement raté. Au constat désabusé d’une mauvaise union, d’une jeunesse définitivement perdue, d’une enfance fracassée par un père alcoolique et une mère maltraitée, s’ajoute en seconde partie de roman le languissant et discordant refrain de son agonie parmi ses concitoyennes martyrisées, exsangues au milieu du chant « des grillons ».
C’est une partie, une fin de roman empreinte d’une force dramatique et d’une tension palpable, l’image d’Ecatérina qui perd son sang sur le chemin de l’hôpital à côté d’un mari impuissant est l’image forte de ce roman, métaphore de ces vies qu’on a vidées de leurs forces vitales à force de vouloir en faire de bonnes petites machines à procréer, des bonnes petites ouvrières, de bonnes petites épouses, de bonnes petites camarades. Celle d’un pays, peut-être, que deux sombres autocrates ont mené à son affaiblissement, dont économiquement le pays a encore bien du mal à se relever.
Ce roman a été lauréat du Festival du premier roman de Chambéry en 2011, même si d’après Florica Courriol il s’agit de son troisième roman en réalité, et est doté comme habituellement chez Belleville Éditions d’une originale illustration faite par une artiste du cru, Alina Campean. Il offre un point de vue inédit de cette dictature rouge, l’auteure elle-même avoue qu’elle n’a eu connaissance de ces drames que très tard dans sa vie. Il vaut à mon avis, le coup, de surmonter cette difficulté de lecture incarné par le style volontairement sibyllin de Corina Sabău : là où un pays a réussi à sortir de ses fantasmes et idéaux natalistes, bien d’autres, proches de la Roumanie ou plus éloignés, ne sont pas loin de s’y laisser tenter. C’est un sujet qui me tient à cœur, comme le féminisme globalement, et il me semble qu’il est essentiel de jamais cesser d’en parler à travers la littérature ou le cinéma.
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