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Thomas Ligotti, je ne le connaissais pas, et pour cause, sa biographie laisse monter la discrétion, l'anonymat le plus absolu, dans lequel il vit. Déjà intriguée par cette aura de mystère qui l'entoure, le synopsis précise qu'il « construit depuis 40 ans une oeuvre singulière hantée par la folie, la ruine et le cauchemar. » Il n'en fallait pas plus pour achever de me convaincre, j'aime les oeuvres noires, très noires. Et j'ai été servie.
Le vocabulaire qu'emprunte l'auteur du synopsis, folie, ruine et cauchemar, ont été soigneusement choisis, reflètent pleinement le fond des textes, rien n'a été fait dans l'exagération, vous savez dans quelle lecture vous vous engagez. D'autant qu'il concerne le monde du travail, qui peut se révéler particulièrement anxiogène, le nombre croissant de burn-out et suicides ces dernières années ne manquent pas d'appuyer le propos de Thomas Ligotti. L'ouvrage est constitué du seul roman que Ligotti ait jamais écrit, ainsi que de quatre nouvelles, qui s'appuient toujours autour de la même thématique, et s'intitulent : Notre superviseur temporaire, Mon plan bien à moi pour ce monde, Pour une justice rétributive, le réseau du cauchemar. Les nouvelles sont des variations du roman, elles apportent chacune leur lot d'épouvante et d'effroi. de quoi, sans aucun doute, retourner au travail très sereinement le lendemain !
On ne peut pas nier que Ligotti nous mette directement dans l'ambiance avec sa phrase introductive « J'avais toujours eu peur » : bien. Rien que dans ce premier paragraphe, ce sont des termes tels que « la souffrance insupportable », « angoisse », « insécurité », « panique », « abattre ». Allons même plus loin, la violence tombe, l'individu face à la masse, la bête face au mouton ou les porcs, en ce qui concerne le narrateur. Car c'est l'histoire de Frank Dominio, un individu qui va se faire éjecter de l'entreprise où il travaillait, après avoir eu et partagé une brillante idée, dont il est ensuite dépossédé, par la coalition de sept individus, ses collègues de bureau. C'est là que sa vengeance va se déchaîner sur chacun d'entre eux, une fois l'individu réduit à néant, à l'aide d'une force indescriptible et surnaturelle qui va s'emparer de lui. Soyons clair, ce n'est pas seulement un roman fantastique, d'horreur pure, car c'est l'étude précise de la destruction professionnelle de ce narrateur qui est totalement terrifiante. La déshumanisation est lente et progressive : d'abord l'isolement, c'est plutôt facile dans ces grandes boites américaines aux open-spaces sans limites, mais tout de même enfermés dans des caissons étroits et glauques. On ajoute avec ça une ambiance glaciale, un travail inintéressant, répétitif et abrutissant, des bâtiments et bureaux tristes comme la mort, des collègues mesquins et moqueurs, une carrière qui stagne et un N+1 pervers. Pas de quoi susciter la joie de vivre, l'envie de travailler et d'inviter ses collègues au barbecue de dimanche midi. C'est donc à partir de ce cadre pas brillant, nocif même, supplanté par quelques bassesses et appelons les choses par leur nom, un harcèlement organisé, que notre auteur monte cette histoire sur pièces où chaque élément, même anodin, favorise l'horreur de la situation. À cette violence psychologique, vient la violence physique, le sang jaillit, les coups de poignard pleuvent, les corps s'entassent, la noirceur devient prégnante, envahit totalement l'écran de lecture du lecteur que nous sommes. Certes, l'auteur a recours au fantastique pour donner une dimension plus visuelle et tactile à cette histoire d'épouvante, n'empêche que ce qui m'a le plus donné des frissons, et ce n'est pas seulement une expression imagée ici, c'est le processus progressif qui pousse notre narrateur vers la folie absolue qui se traduit en un pétage de plombs apocalyptique.
Et l'écriture de Thomas Ligotti aussi acérée, tranchante et que le fond de ses histoires n'est pas là pour apaiser qui que ce soit, les choses sont exprimées avec une franchise affilée, le ressentiment et la colère dévastatrice du narrateur y suinte par chaque syntagme, l'exemple le plus frappant est l'utilisation répétitive du mot porc pour désigner chacun de ces collègues qui l'a trahit et dont la fréquence porte toute la hargne dégoulinante de notre employé inconsistant qui se transforme peu à peu en un véritable nuage de haine pure, qui semble s'être dissous dans sa propre noirceur. Mais il n'y a pas que ça : quelques passages de cynisme, d'ironie, sur le monde de l'entreprise et tout son système qui touchent tellement juste que l'on ne peut pas ne pas sourire. Il y a un aspect parodique chez Thomas Ligotti qui finalement tend à alléger la noirceur de ses mondes : les moqueries sur le jargon improbable de ses cadres qui se veulent à la pointe de l'innovation ne manque pas de rappeler celui de ces start-uppeurs à certains posts creux, pédants et plein d'autosatisfaction de Linkedln. Thomas Ligotti est un visionnaire (...)
Acide, l’obscurité profonde, « Mon travail n’est pas terminé » de Thomas Ligotti est une descente en enfer.
Un roman crépusculaire, fantastique, sans issue possible.
On pressent d’emblée un classique, une référence. Ce genre de livre qui ne s’use pas au temps qui passe, ni aux mouvements sociétaux et sociologiques. Il est une métaphore intemporelle. Il explore les thématiques du travail. Les diktats et les prismes psychologiques. Dans une orée sombre, glaciale, quasi chirurgicale. Le récit est la démonstration intranquille du pouvoir du travail sur l’humain jusqu’à la folie.
C’est aussi un objet esthétique tant il comble le moindre rai de lumière plausible. Nous sommes dans les ténèbres mentales.
Frank Dominio est le mouton noir dans l’entreprise où il travaille en tant que chef de service. Mal considéré, voire méprisé par son supérieur. Il n’est pas écouté, ni pris au sérieux, malgré un projet prometteur qu’il présente maladroitement lors d’une ultime réunion avec ses collègues et Richard son chef. Sa parole n’est pas entendue. Il va enfouir son idée dans son ordinateur. Surveiller comme du lait sur le feu les moindres allers et venues. Ne pas bouger de son bureau de toute la journée. Il vit mal ce rejet. Il se doute qu’il est méprisé, voire harcelé par ses collègues insidieux et malsains. Ils lui mènent une cabale. « Quand tu veux tuer ton chien, tu dis qu’il a la rage ». Des bourreaux silencieux mais efficaces. De fil en aiguille, les responsabilités s’estompent. Il est relégué dans un bureau au sous-sol. Les signaux vifs de la décadence et du pouvoir de son supérieur sur lui. La chasse aux sorcières est lancée. Il est effacé du tableau et de l’organigramme. Un papier froissé, jeté dans la poubelle d’une grande entreprise qui va se restructurer. La sociologie est puissante et rebelle. Les diktats dévorent « Domino » surnommé ainsi par Richard . La chute d’Icare.
Le récit flanche dans la violence. « Domino » est aidé par une force mystérieuse. Lui, l’insatisfait, l’anti-héros, il a un levier en main, celui du cauchemardesque qui se profile.
Cette satire macabre, est la parabole caustique du monde du travail. La nuit absolue.
Les quatre nouvelles qui s’élèvent suite à « Mon travail n’est pas terminé » : « Contes d’horreur en entreprise » est la démonstration parfaitement réussie des mouvances d’un monde dont il faudrait se cuirasser pour résister. L’emblème fantomatique jusqu’à l’extrême des prismes du travail.
On garde les mâchoires serrées par une telle lecture dont on ne sort pas indemne.
Cette œuvre colossale est tenace et rigoureuse. Les ténèbres puissance dix, nous sommes dans l’obscurité et dans des forces occultes. La noirceur s’entrelace avec l’écriture surdouée. Les meurtres nébuleux, comme une interpellation face à l’injustice. Ce livre ne cède rien à la douceur. L’enjeu est ailleurs. Dans le paroxysme des possibilités humaines. L’âpreté sans antidote, jusqu’au paroxysme de l’horreur.
L’auteur contemporain comme l’exprime la quatrième du couverture est un personnage secret qui vit reclus, qui construit depuis 40 ans une œuvre singulière hantée par la folie, la ruine et le cauchemar… Considéré comme le principal héritier de Lovecraft.
Voyez le précieux de ce livre qui crisse comme sur de la glace par sa beauté étrange et ténébreuse. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Fabien Courtal. Publié par les majeures Éditions monts Métallifères.
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