Un douloureux passage à l'âge adulte, entre sensibilité et horreur...
La première Masse Critique de Babelio de l'année sera poétique et bulgare en ce qui me concerne : j'ai eu la chance de découvrir ce recueil de l'auteur Guéorgui Gospodinov, connu en France jusqu'ici par ses romans chez Gallimard, publié ici par la maison d'édition indépendante et spécialisée dans la poésie Les carnets du dessert de Lune. Sa traductrice, Marie Vrinat, vient par ailleurs de recevoir le Prix Mallarmé étranger de la traduction 2024 pour ce recueil de poésie. Merci aux Éditions et à Babelio pour cette belle découverte !
L'ouvrage se présente de la façon suivante : la traduction en français des poèmes dans un premier temps, séparée par un encart biographique et bibliographique (en français et en bulgare) sur l'auteur et la traductrice, puis le texte original en bulgare, donc en cyrillique. J'ai choisi dans un premier temps de lire les poèmes sans consulter aucune notice pour m'indiquer une quelconque direction à suivre dans cette lecture et me laisser guider par mes impressions, premières puis secondaires, lors d'une deuxième, troisième lecture.
La première chose qui me soit venu à l'idée à la lecture du premier poème, c'est cette idée de simplicité et de beauté, même si cela se fait certes à travers un escargot écrasé, l'idée de la beauté dans sa simplicité la plus pure, la plus basique. Des poèmes du quotidien, parfaitement accessibles, dont le mystère se laisse percer par sa lecture, à voix basse ou haute, de la simplicité d'un automne ou du vent, il transforme en un monticule de sonorités et de sensations, des associations simples et mais efficaces, celui du silence et de la neige, qui donnent une toute-puissance aux images qui se présentent sous nos yeux. Des éléments de tous les jours, la célébration du quotidien, C'est une poésie qui a un goût, celui des olives, une langue, allemand ou italien, et une mémoire, du geste répétitif de cette main qui ramasse les miettes, là où se cache les petits et doux moments de béatitude, le goût de la nature, des souvenirs.
Ce recueil de poèmes est à l'image de ce carnet dont il parle dans l'un de ses textes en proses, un "bocal de framboises au sirop" (et chez moi, ce sont les cerises.) que l'on ouvre en hiver pour se rappeler et déguster l'été. Une petite réserve de sucrerie qui vous réchauffe le palet et la tête lorsqu'il fait sombre, froid et que le moral est dans vos talons. Des fruits, des mots qui réchauffent l'esprit et l'âme. J'ai aimé cette dernière partie Fragments d'une vie joyeuse dans la solitude, abondant en ces micros moments, qui l'air de rien, sont réconfortants.
Mais ils ont également une dimension plus universelle, aimer le soi, mais aimer l'ailleurs et l'altérité également. Ils parlent aussi de l'ailleurs, Allemagne, Italie, Pologne France, Autriche, de chez lui, de Sofia, sa capitale, le gôut de rapprocher les pays et nations, l'est et l'ouest de l'Europe, le nord et le sud de l'Amérique, il fabrique toujours des images simples pour relier les différentes parties du monde. C'est d'ailleurs la force de ses poèmes, il utilise un langage qui unit tout, celui d'un étendoir ou sèchent les vêtements dans une cour, dans lesquels chacun peut s'identifier, l'un parmi la foule. Des textes parsemés d'éléments historiques pour marquer culturellement ses visites, c'est un voyageur, tantôt, ou tantôt un homme qui se repose, un contemplateur. de la vie bruyante d'un café berlinois, et surtout, puisqu'on a tous vécu cela, un poème dédié à la sidération qui a suivi les attentats du 13 novembre 2015, le bruit du grille-pain qui "claque" qui ne manque pas de rappeler celui des armes à feu qui ont cliqueté, et qui cliquetaient encore dans l'esprit des victimes, de leurs proches, en premier lieu, des forces de l'ordre et soignants, puis des Français et de tous ceux touchés par eux.
Il me semble qu'à travers ses poèmes, l'auteur constate, observe et questionne sa place dans et son rapport au monde. Sa présence qui se fait absence, ailleurs, observateur ou observé, il teste et mesure le monde grâce à ses vers. Si on a l'impression que toutes les façons pour parler du monde ont été inventées et réinventées, il faut lire Guéorgui Gospodinov qui m'a surprise et enchantée par sa délicatesse, sa finesse, sa simplicité au monde et dans le choix de ses mots. Des vers qui apaisent, qui bercent, qui donnent de la joie et du plaisir aussi. Des vers ou règne aussi une certaine spiritualité, Dieu semble être bien présent, quoique un peu maltraité.
Là ou nous ne sommes pas, une poésie sur nos absences, une poésie optimiste et pleine d'espérance malgré tout, sur cette vie qui continue là où on ne la voit pas, là où on ne la sent pas. A la fois solitude et cohue, atemporalité et évènements précis, l'auteur explore les différents façons d'être, du conditionnel, des actes manqués, de ce qui pourrait être. Difficile de donner une ligne directrice d'un ensemble de textes qui n'en possèdent pas forcément, mais les pas de Guéorgui Gospodinov m'ont mené...
Le roman entremêle des souvenirss personnels, des anecdotes familiales et des événements historiques. Dans ce labyrinthe de récits, il était tout naturel qu'émerge la figure du Minotaure, cet enfant abandonné du fait de son lignage et condamné à l'enfermement : "au début de tout, ai-je dit, se trouve un enfant jeté dans une cave"
"Cela se produisait souvent malgré moi. Comme si là où l'autre éprouvait une douleur, dans cette faille, s'ouvrait un couloir qui m'aspirait en lui."
Dans son enfance, le narrateur a souffert du "syndrome empathico-somatique obsessionnel". Autrement dit : il avait le pouvoir de s'installer dans l'histoire d'un autre, qu'il s'agisse de son grand-père, d'une fourmi rouge ou même d'une plante. Ce sont toutes ces histoires qu'il nous raconte en se replongeant dans la Bulgarie communiste des années 70 et 80, comme celle de Julietta qui tous les après-midis pendant quarante ans a attendu Alain Delon devant le vieux cinéma fermé depuis déjà longtemps
"Le vieillissement d'un empathique est un processus étrange. Les couloirs menant vers les autres et leurs histoires se sont murés".
En grandissant, le narrateur a perdu son pouvoir empathique. Pour connaître les histoires et nous les raconter, il a d'abord commencé à les collectionner sous forme de listes classées dans des cartons afin de "sauver les choses par les mots". Et puis, il a commencé à acheter les histoires à ceux qui en avaient à vendre.
"J'essaie de tenir un catalogue exact de tout".
Et si, pour conserver tout ce qui doit l'être, il ne suffisait pas de le conserver dans une "capsule temporelle", à l'image de celle qui fut enterrée à New-York à l'occasion de l'Exposition universelle de 1938 ? Mais alors, comment choisir ce qui sera destiné à n'être redécouvert que des siècles plus tard ?
"Si quelque chose est durable et monumental, à quoi bon le mettre dans la capsule. Il ne faut conserver que ce qui est mortel, éphémère, fragile. "
L'écrivain se doit alors de tout écrire, enregistrer et conserver. Il acquiert ainsi la capacité à se mouvoir dans les couloirs du temps en passant d'une histoire à l'autre. Le voici maintenant détenteur d'un nouveau pouvoir, celui que Shéhérazade utilisait en son temps : "la force de celui qui raconte". Cette force-là appartient à celui qui est faible et vulnérable. Par le récit qu'il raconte avec ses mots, il a pouvoir de vie et de mort dans les histoires.
"La mélancolie rend les os fragiles".
Objet du livre ("Physique de la mélancolie"), la mélancolie ne se laisse pas réduire à un sentiment diffus Elle ne se laisse pas combattre facilement non plus, "quelque chose s'est bloqué dans le temps". Peut-être que l'une des façons de lui répondre est de prêter attention aux petites choses insignifiantes, ces petites choses qui sont finalement "les dernières à scintiller avant les ténèbres".
Tout dans ce roman semble couler facilement et se glisser en nous. Le lecteur se retrouve comme en état de porosité, en empathie à son tour avec ce petit garçon qui se glisse dans les histoires et cet homme qui se donne ensuite pour mission d'encapsuler les plus insignifiantes d'entre elles pour leur offrir l'éternité.
Le sous-titre du livre, Histoires ultra-courtes, le résume parfaitement. Guéorgui Gospodinov, écrivain bulgare déplore dans la post-face la prépondérance du roman dans la littérature et le peu de place laissée aux autres genres. "Et pourtant, en ce qui me concerne, c'est ce potentiel subversif des petites histoires, leur capacité à échapper au joug du roman qui me plaisent. [...] Je veux dire qu'à une époque comme la nôtre, où l'on parle beaucoup et au hasard, comme au bistro, la bonne histoire courte vient nous donner la mesure de chaque mot. Et de chaque minute." (p. 139/141)
J'aime beaucoup ce genre de recueils, mais il faut bien avouer que l'exercice est casse-gueule, l'auteur peut vite tomber dans l'historiette sans intérêt, ce qui est loin d'être le cas avec Guéorgui Gospodinov. Il y parle littérature, travail de l'écrivain. La nostalgie est également très présente ainsi que la Bulgarie, l'amour, la mort, Dieu, l'athéisme. Les gens que l'auteur a rencontrés ou inventés sont décrits dans leur quotidien, mais aussi leurs pensées, leurs questionnements, leurs peurs, angoisses, joies, bonheurs... Des histoires courtes voire très très courtes qui vont au plus direct et parfois, une phrase explose, ça peut-être la chute, mais pas toujours :
"L'être humain n'est pas fait pour manger seul."
"Je suis conscient, sans doute comme beaucoup d'autres avant moi, que, parmi mes souvenirs personnels, il y en a un grand nombre qui sont nés de livres. Lire produit des souvenirs."
Les histoires de Guéorgui Gospodinov sont drôles, ubuesques, fantaisistes, tendres, oniriques, poétiques, réalistes, surréalistes, décalées, à chute souvent, sans chute parfois, il y a en elles un détail ou leur fond qui est à retenir, qui interroge ou simplement qui plaît. Une que j'aime beaucoup pour finir :
"L'ange des livres non lus
Ils sont là, quelque part, je les vois empilés l'un sur l'autre, tous les livres que je ne lirai pas. Le sommet de cette tour se perd dans les nuages et tout au-dessus se tient l'ange des livres non lus qui balance ses jambes.
Certains de ces livres ne sont même pas encore écrits. Cette tour de Babel de ce qui n'a pas été lu croît de jour en jour, de plus en plus imposante.
Parfois, j'ai l'impression que l'on peut atteindre Dieu par l'ignorance." (p. 134)
Le genre de livres que l'on a plaisir à lire, à offrir et faire découvrir, car chacun y trouve, sauf à être totalement obtus, des histoires qui le touchent.
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