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Lu d'une traite tant ce livre est déroutant: impossible de savoir si Aireine est folle, mythomane ou si elle donne son interprétation avec sincérité. Achelle, son arrière-petite fille tombe sur un journal où Aireine adolescente raconte sa version des choses; elle a une grande amie Eli qui vit en symbiose avec son frère mais
un jour des coccinelles oranges envahissent tout, puis des aveugles (pb du regard) circulent en nombre, enfin des gens changent de comportements: Eli se plaint de la distance soudaine de son frère puis se suicide, Aël, l'amoureux d'Aireine change aussi puis disparait après la disparition de son père, la mère d'Aireine semble devenir dangereuse (regard!). Apparemment les adultes veulent redevenir jeunes en empruntant le corps des ados.
Les survivants se cachent loin de la Ville et jouent les robinsons; à partir de presque rien, ils vont s'organiser jardinage, élevage, ménage...Aireine écrit son journal dont Achelle hérite, elle veut en savoir plus et découvre que leur refuge est devenue la maison de retraite ou est sa grand-mère qui lui fera découvrir un complément d'information. Aël se trouve dans cette même maison où il s'agace des élucubrations de la vieille dame; il nie tout!
Qui dit vrai?
Au lecteur de décider.
Je connais la dynamique éditrice de Cours toujours mais j'ignorais qu'elle était écrivaine; j'ai lu Gros sur la patate et Toi, mon chat: une merveille qui attire par ses superbes illustrations et ses textes sur les facéties des petits félins.
Comment parler d'un roman si foisonnant, si proliférant qu'à chaque strate de sa construction de nouvelles interprétations surviennent, non pas en contradiction avec les précédentes mais en complémentarité, pour créer un ensemble qui se ramifie, s'approfondit, se densifie jusqu'au vertige ? Comment l'évoquer, le commenter sans le dénaturer ? Je me lance...
Dans la Ville, Aireine et Eli, sa meilleure amie, déploient leur énergie et leur enthousiasme en des cascades de rires, de confidences et de rêveries. Prêtes à mordre dans la vie à pleines dents pour en goûter toutes les saveurs, elles rayonnent de leur jeunesse, de leurs promesses et de l'éclat de tous leurs possibles. Mais, insidieusement, un glissement s'opère qui fait naître l'inquiétude : le soleil sature la vue de "reflets métalliques" et la chaleur fait apparaître des grappes de coccinelles qui colonisent la Ville ; la personnalité et le comportement d'Abé, un élève du Socle, l'école fréquentée par Aireine et Eli, changent inexplicablement ; le frère d'Eli, qui lui était si proche, subit la même métamorphose radicale et rejette sa soeur. Quand Aël, le premier amour d'Aireine, devient lui aussi un être différent, quand le regard maternel devient prédateur, la jeune fille se résout à fuir.
A ce stade, le roman semble installer un univers à la lisière du fantastique, mais que remettent sans cesse en question les annotations de fin de chapitre qui - et c'est déconcertant et palpitant- à la fois, jettent le doute sur les interprétations et les corroborent. Et l'énigme à laquelle Aireine doit faire face devient la nôtre : que se passe-t-il avec le regard que les adultes portent sur les adolescents ?
Au coeur d'une Clairière, Aireine va trouver un abri et, entourée d'autres adolescents, elle pourra prendre son envol pour vivre la vie qu'elle s'est choisie. C'est là qu'Achelle, son arrière-petite-fille, atteinte d'une rare forme d'amnésie, le "syndrome blanc" qui "efface sa vie au fur et à mesure qu'elle s'écrit", la rencontre pour la première fois et découvre son histoire par le biais de ses carnets. Mais qui faut-il croire ? Cette aïeule qui évite tous les regards et que sa propre famille a tenue à l'écart ? Le vieil Aël qui affirme que les souvenirs d'Aireine ne sont qu'élucubrations de mythomane ? Les archives qui tantôt reconnaissent les faits, tantôt les nient ? Ou bien sa propre intuition qui la pousse à se fier à cette arrière-grand-mère qui possède ce dont Achelle est privée : une mémoire et des souvenirs qui ont nourri son existence entière, lui donnant force et indépendance ; une somme de connaissances et d'expériences qui continuent de faire bouillonner son âme.
Tout est efficace et magistralement construit dans ce roman que je n'ai pas lâché avant la dernière page... et qui ne me lâche pas depuis ! Cette architecture, qui enchâsse des récits comme autant de points de vue portés sur la réalité, porte une intrigue captivante et aborde des thématiques que l'écriture de Dominique Brisson tisse avec souplesse, laissant le lecteur libre de forger sa propre interprétation. Le récit est imprégné d'une confiance lucide et d'une radieuse admiration pour l'adolescence. Le pouvoir et les paradoxes du regard, celui que l'on porte comme celui que l'on supporte, sont au coeur de l'histoire et, sur cette trame, viennent se faufiler d'autres motifs, tout aussi passionnants : la force de la transmission, la notion de passage, l'interdépendance des histoires personnelles et familiales, la vision pervertie par l'âge, l'inextricabilité des relations humaines...
Roman fantastique, roman d'initiation, roman d'apprentissages, roman d'amour, roman poétique, roman onirique... "Les yeux d'Aireine" est tout cela et bien plus ! Transcendant les genres et les âges de lecture, il s'impose de manière fulgurante par une écriture sensorielle, sensuelle, qui fusionne avec les personnages et leur environnement. Comme une énigme lancinante, dont il m'est impossible d'épuiser le sens, il continue de m'interroger, de me fasciner par son homogénéité, sa profondeur et son intensité.
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