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Pianiste aussi discret que talentueux, aussi réservé que virtuose, aussi perfectionniste qu'éclectique, Alexandre Tharaud est de ces êtres rares dont la présence, la parole et la musique sont à elles seules d'inestimables présents.
Et en ce mois d'octobre, il nous offre en même temps un album original, Autograph (Erato), un documentaire réalisé par Raphaëlle Aellig-Regnier ("Le Temps Dérobé", distribué par MK2) et un livre d'entretien avec Nicolas Southon, Piano Intime (Editions Philippe Rey), trois oeuvres parfaitement complémentaires et absolument merveilleuses qui apportent chacune un éclairage singulier sur l'artiste qu'il est.
Ouvrons d'abord le livre Piano Intime, au titre si bien choisi. Car c'est véritablement dans l'intimité du piano, du pianiste, du musicien que nous convie Alexandre Tharaud. Pas dans sa vie privée à l'instar de tant de gens plus ou moins connus, non, le déballage médiatique et impudique est aux antipodes de la personnalité de cet artiste hors du commun qui préfère rester toujours dans le dévoilement subtil, les rideaux à demi-soulevés, les ellipses significatives, se dire par ses interprétations, ses attitudes gracieuses, qu'elles soient graves ou légères, sa voix douce et bien tempérée comme le clavier de Bach – compositeur qui ouvre et clôture son disque de bis – par ses choix musicaux aussi, si révélateurs de ce qu'il est, intimement.
"Autant je suis attaché aux formes courtes, et cela se perçoit bien dans ma discographie, autant j'ai besoin du gigantisme. Je suis ainsi dans la vie. Le détail m'obsède mais je regarde loin. Dans mes relations amoureuses, avec mes amis et mes proches, je pense être, à l'instar de Ravel, un grand romantique. Je me donne totalement, jusqu'au bout. Dans le grand théâtre de la relation à l'autre, chaque détail, chaque mouvement compte et j'y suis plus qu'attentif. Il en est de même dans mon rapport à la musique. Je ne peux trouver la direction, le grand souffle, qu'après avoir étudié la moindre intention du compositeur."
On croise donc dans ces quelques cent soixante pages ses compositeurs de prédilection, Chopin, Bach, Rameau, Schubert, Couperin, Ravel, Scarlatti, Poulenc, Satie, Grieg, Chabrier ou Milhaud, dont il a enregistré et joué en concert les œuvres, très connues pour certaines, redécouvertes grâce à lui pour d'autres.
Les différents chapitres de ces conversations épousent sa discographie et c'est ainsi l'occasion de parler à la fois des œuvres et des compositeurs, de la vie de soliste, du statut d'interprète mais aussi de parler des deux aspects de la vie de pianiste : l'enregistrement, en studio et le concert, en scène. Le disque et le spectacle, si différents et si complémentaires, deux formes d'expression et de relation au public.
C'est la voix d'Alexandre qui ouvre le livre, nous sommes le 2 janvier 2013, il arrive au 94, boulevard Blanqui, pour l'enregistrement d'Autograph, "vingt et un ans après l'enregistrement de (son) premier album" : "Ici, je suis en vie. Tout peut commencer."
C'est donc tout naturellement sur l'enregistrement de ce premier disque que débutent les conversations avec Nicolas Southon. Un disque consacré à Ravel et qui a la particularité d'être un disque fantôme puisqu'il n'a jamais été distribué dans le commerce. L'enregistrement fut épique, le disque "adressé à plusieurs maisons de disques. Pas une seule ne m'a répondu, mais l'essentiel était pour moi d'avoir vécu l'enfermement du studio, le face-à-face avec l'œuvre".
Les années qui suivent se déroulent "difficilement", mais Alexandre les regarde néanmoins comme des années de préparation à ce qu'il vit aujourd'hui. "Cela m'a permis de découvrir un immense répertoire, de déchiffrer, composer, faire de la musique de chambre, imaginer des spectacles, présenter des concerts pour enfants. Bref, de m'ouvrir, de mûrir et de me rapprocher de la musique après avoir trop pensé au piano."
Dans cette période, quelques concerts – "trop peu" – et des enregistrements, premiers traits qui inaugure le chemin qu'il va dessiner peu à peu, parsemé de belles rencontres et de jolis signes du destin. Ainsi, un disque consacré à Grieg, deux disques consacrés à Darius Milhaud, compositeur injustement peu, très peu enregistré puis un consacré à Grieg. Ces premiers albums "publiés" sont pour Nicolas Southon l'occasion d'interroger Alexandre sur son rapport au disque, en tant qu'auditeur et en tant qu'interprète, des premiers disques écoutés enfant qui lui apparaissaient à la fois fascinants et incompréhensibles parce que presque magiques ("que tout un orchestre puisse surgir d'un fragile diamant se faufilant dans ls sillons d'un disque...") à ceux qu'il a lui-même enregistrés, d'abord envisagés comme des moyens d'être les artistes qu'il admirait puis habité par ce "désir d'enfermement propre au studio d'enregistrement (…) pour aller chercher au-delà de soi et loin dans l'œuvre".
À la fin des années 90, Alexandre continue "à creuser ce sillon de la musique française" dont il se sent désormais "un véritable interprète". Il enregistre donc trois disques consacrés à l'intégrale de la musique de Chabrier, "l'un des chaînons entre Rameau et Poulenc" mais dont le "répertoire n'a pas encore trouvé la place qu'il mérite" alors même qu'il "se prête idéalement au concert : savoureux à jouer sur le plan pianistique, virtuose, coloré, orchestral, ludique, inventif". "La grande force de Chabrier, c'est que tout chante."
Gageons que ces conversations donneront envie aux lecteurs de redécouvrir avec Alexandre ce compositeur quelque peu oublié.
Suit une courte période "transitoire" avec le disque Schubert, qui, dit Alexandre, "représente une étape importante : celle de la première pierre de ma discographie romantique avant Chopin et Schubert à nouveau."
Ses enregistrements suivants de Schubert seront l'occasion de deux belles rencontres : la pianiste chinoise Zhu Xiao-Mei pour de splendides quatre-mains et le violoncelliste Jean-Guihen Queyras pour l'incomparable Arpeggione.
Car la musique est avant tout partage et apprentissage de l'autre, rencontre aussi. "Les relations musicales sont comparables aux relations amicales"... et les unes ouvrent parfois sur les autres...
Mais c'est l'enregistrement d'œuvres de Rameau au piano – et non au clavecin – qui, en 2001, accueilli triomphalement, qui le fait véritablement connaître du "grand public" et qui lui fait retrouver "une liberté perdue à force de respect du texte et des traditions depuis (son) entrée au Conservatoire de Paris. D'autant qu'il (lui) fallait trouver des astuces, des chemins détournés, pour jouer cette musique sur un instrument pour laquelle elle n'avait pas été écrite. […] Cette liberté offre l'enivrante sensation de participer à l'acte de création."
Le succès de Rameau permet à Alexandre d'enregistrer en 2003 un double disque Ravel, dont la musique, à l'image du compositeur énigmatique qu'il fut, "renferme ses secrets. C'est une musique capable à la fois d'une violence inouïe et de la plus grande tendresse".
Suivront un disque consacré à Bach (Concertos italiens) puis trois consacrés à Chopin : les Valses, les Préludes puis un florilège de pièces joliment et si justement intitulé "Journal intime", tout à la fois celui du compositeur, intrinsèquement lié à son instrument de prédilection et celui de l'interprète. "Malgré tous ses efforts, l'interprète qui veut s'effacer derrière le compositeur n'y parvient jamais totalement. L'intime resurgit toujours. C'est aussi cela qui m'intéresse : le disque comme acte de vérité".
Viennent ensuite – ou entre temps – l'exceptionnel "Tic-Toc-Choc" de Couperin, la création d'œuvres de Thierry Pécou, Satie, Scarlatti, Debussy/Poulenc avec Jean-Guihen Queyras, Bach avec les Violons du Roy de Bernard Labadie...
Et en 2012, c'est le cinéma qui s'offre à lui, devant la caméra de Michael Haneke pour Amour – Palme d'Or à Cannes, récompensé de 5 Césars, d'un Golden Globe et d'un Oscar –, film sublime de tendresse dans lequel Alexandre joue le rôle d'un pianiste concertiste renommé, ancien élève d'Emmanuelle Riva à qui il va rendre visite après qu'elle et son époux sont venus l'applaudir au Théâtre des Champs-Elysées. Une belle expérience doublée d'une "aventure" cannoise enrichissante et drôle...
"Incapable d'être l'interprète d'une seule musique", Alexandre "fait un pas de côté pour échapper à la musique classique" en enregistrant un disque-hommage au Bœuf sur le Toit, dont il avait eu le désir à l'âge de 14 ans, désir qu'il a concrétisé quelque trente ans plus tard, magnifiquement. Avec ce disque original, inclassable, empreint de l'atmosphère si particulière des années 20, délicieusement jazz, il nous plonge véritablement dans l'art, l'histoire et l'ambiance de cette époque si riche, intense et passionnée, "où tout était à reconstruire".
Dernier chapitre de ces conversations, retour dans la salle Colonne, au 94 du Boulevard Blanqui, après un éblouissant voyage à bord du piano d'Alexandre, pour évoquer son dernier enregistrement, Autograph, qui rassemble un certain nombre des "bis" que le pianiste a l'habitude d'offrir à la fin de ses récitals. Moment singulier s'il en est, moment suspendu où l'on est encore dans le concert et en même temps plus vraiment dedans.
"Les rappels sont un moment de lâcher prise après la forte tension du concert. Paradoxalement, ils sont à la fois hors du concert et visent à le prolonger. Une parenthèse, durant laquelle ne subsiste que la relation unissant l'interprète à son public ; jamais la connivence entre eux n'est aussi grande. Ce qui est très intéressant, c'est que le bis induit pour l'interprète une autre manière de jouer, plus libre, moins soucieuse peut-être de bienséance stylistique. Mais aussi, pour le public, une autre façon d'écouter."
Ces bis "couvrent trois siècles de musique, de Couperin à Strasnoy" mais la construction de l'album fait que l'on n'entend réellement "qu'un seul et unique geste, comme si tous les morceaux étaient signés du même compositeur".
Le livre s'achève comme il a commencé, par la voix d'Alexandre, toujours simple, fluide, sincère, précise, délicate et sensible. L'enregistrement d'Autograph est terminé, après cette parenthèse intense, il est temps pour le soliste de "retourner à la vie, loin, très loin", vers d'autres perspectives, d'autres projets, d'autres aventures...
"Il y a mille façons d'écrire sa vie. Je le fais pour ma part en imaginant et en enregistrant des disques. Aucun ne me ravit totalement, je le dis sincèrement, mais ils existent et sont les témoins de mon existence, de mes rencontres, de mes périodes heureuses ou moins heureuses".
Après avoir refermé le livre, prolongez le voyage musical en écoutant les disques d'Alexandre, tous ses disques. Chacun d'eux est un moment d'intimité, un tête-à-tête, un chuchotement, un émerveillement...
Ce qui se dit dans la musique va au-delà encore des mots...
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