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En 2012, Thésée quitte « la ville de l'Ouest » et part vers une vie nouvelle pour fuir le souvenir des siens. Il emporte trois cartons d'archives, laisse tout en vrac et s'embarque dans le dernier train de nuit vers l'est avec ses enfants. Il va, croit-il, vers la lumière, vers une réinvention. Mais très vite, le passé le rattrape. Thésée s'obstine. Il refuse, en moderne, l'enquête à laquelle son corps le contraint, jusqu'à finalement rouvrir « les fenêtres du temps »...
Dans le roman de Camille de Toledo, le lecteur se retrouve face à un personnage principal en fuite, hanté par le passé de sa famille, par le manque de son présent. Camille de Toledo aborde la vie de celui qui reste après le suicide et la mort de ses proches. Il y a plusieurs mises en pages, des mots, des phrases et des images. Je suis rentré dans ce livre grâce à son ton, à la profonde empathie qui embrasse l’histoire. Le roman est à la troisième personne et parfois à la première personne. On fait ainsi des allers-retours avec les personnages et leur histoire, comme un nageur qui régulièrement reprendrait son souffle au cours de son avancée dans l’eau. J’ai eu l’impression d’être entre la conscience et le subconscient de Thésée, entre ce qu’il constate (surtout son présent) et ce qu’il refuse d’intégrer, ce qu’il tente d’étouffer (son passé donc). À partir de la situation tragique de son personnage, Camille de Toledo remonte l’histoire d’une famille, d’un héritage, d’un territoire et d’un continent. On remonte ainsi aux années 1930 par le récit de l’arrière-grand-père de Thésée, le récit d’une mort, à la veille de la Seconde Guerre mondiale et on revient vers Thésée en passant par la vie des générations qui l’ont précédé. L’auteur parle de l’exil, de cette Histoire qui détruisit des générations, de la Shoah et du poids du passé. Thésée veut seulement se projeter dans l’avenir, tente de ne plus sentir le passé dans lequel est planté son arbre généalogique. On suit un personnage qui étouffe à cause de son propre héritage. Il veut être moderne, ne porter son regard qu’ailleurs. Son esprit, puis son corps rapidement, s’embourbent dans ce passé que nous découvrons au fur et à mesure. Des moments de cette famille, les douleurs devenues secrets, se révèlent et montrent à quel point la parole a été éteinte pour éviter de parler du passé. Il fallait toujours regarder vers l’avenir. Thésée refuse les morts de sa propre histoire avant de se lancer dans le récit familial, de mettre des mots pour construire ce qui lui appartient.
On lit ce texte porté par un certain élan. Il n’y a pas de majuscule, pas de points. La ponctuation existe quand même, le rythme de la narration venant des virgules, des points-virgules. Et il y a ces blancs, ces sauts de lignes, des mots centrés, alignés d’un côté ou de l’autre, ouvrant des respirations, des hésitations, des doutes, des moments d’absence dans le fil de la pensée de Thésée, transformant ainsi le roman en poème. S’ajoutent des photos recadrées, rognées, aperçus plus ou moins là pour illustrer le texte. Ce livre foisonne d’informations, de souvenirs qui éclatent dans la tête de Thésée. Avec ses choix esthétiques, les pages prennent la forme de notes, d’esquisses, de tableaux. Le roman a de la texture, les feuilles ont de l’ampleur. On parcourt l’esprit de Thésée comme lui a fait son voyage vers l’Est. Le texte, dans une forme hybride et une narration qui donne de l’élan au chaos, montre brillamment la difficulté de construire son passé avec des manques, des absences et le fait de ne pas tout savoir, tout comprendre.
Profondément marqué par le suicide de son frère, Jérôme, Camille de Toledo, Alexis Mital pour l’état-civil, écrit sous le nom de famille de sa grand-mère paternelle : de Toledo.
« Espagnols, puis Ottomans,
reconnus comme Français, dénoncés comme Juifs
emportés tout au long de ce vingtième siècle désastreux
dont nous sommes les descendants »
Ces quelques mots résument à eux seuls une destinée familiale. Thésée, nom choisi pour le narrateur parce que cherchant à se libérer d’un labyrinthe encombré de destins tragiques, se débat dans beaucoup de souvenirs, retrouve des documents, des lettres, des photos dont certaines sont jointes au texte. Tout cela à partir de la mort tragique de ce frère qui s’est pendu le premier mars 2005.
Ensuite, c’est leur mère qui est retrouvée morte dans un bus, au terminus, puis leur père qui décède après une longue maladie. C’est alors que Thésée décide de partir pour Berlin qu’il nomme « la ville de l’Est » avec ses enfants et trois cartons contenant tous ces souvenirs qu’il devra explorer.
Ainsi, il remonte dans l’histoire familiale avec ces deux frères, Nissim et Talmaï, qui ont quitté Andrinople (Edirne aujourd’hui), en Turquie, pour devenir Français. Nissim se bat pour la France sur le front de la Première guerre mondiale et ses longues lettres adressées à son plus jeune frère, Talmaï, sont d’une lecture impressionnante et terriblement émouvantes. Nissim est tué par une bombe allemande le 16 juillet 1918.
Talmaï perd son fils, Oved, à l’âge de onze ans. Désespéré, ce père se tire une balle dans la tête le 30 novembre 1939.
La Seconde guerre mondiale apporte les dénonciations, la déportation, cette haine anti-juive qui ne semble jamais s’éteindre. Reste Nathaniel, autre fils de Talmaï, devenu « patron de gauche », qui marie sa fille, Esther, à celui que l’on surnomme Gatsby, en 1969, futurs parents de Jérôme et Thésée. Si l’auteur parle des Trente Glorieuses dont ses parents disent avoir bien profité, il faut quand même préciser que tous les Français ne vivaient pas dans un milieu aussi privilégié.
Ainsi, Thésée, sa vie nouvelle pourrait sembler être une saga familiale. Pas du tout. Dans ce livre hors normes, sans majuscule, sans point, avec une mise en page originale réussie par les éditions Verdier, de Lagrasse, merveilleux village de l’Aude, Camille de Toledo se livre à une introspection très poussée sur la mort, le suicide, l’histoire familiale et notre lien avec la matière.
Son écriture très originale m’a surpris au début puis je m’y suis fait rapidement, aimant lire ces références historiques, souffrant avec lui lorsque, à Berlin, il est marqué, dans son corps, par toutes les questions qu’il se pose. Parlant de Thésée à la troisième personne, cela ne l’empêche pas de s’exprimer régulièrement en utilisant le « je ». J’ai aussi été très impressionné par son dialogue avec son frère lorsqu’il vient s’asseoir près de sa tombe.
Thésée, sa vie nouvelle, Camille de Toledo nous l’avait présenté aux Correspondances de Manosque 2020 et voici ce que j’écrivais sur http://notre-jardin-des-livres.over-blog.com/ :
Place Marcel Pagnol, nous découvrons un auditoire impressionnant pour écouter un Camille de Toledo captivant. Si son vrai nom est Alexis Mital, il publie sous ce nom de plume aux consonances ibériques : Camille de Toledo.
Yann Nicol le questionne à propos de Thésée, sa vie nouvelle et il suffit de lancer Camille de Toledo pour être subjugué. Un homme, son narrateur, se rend en train à Berlin avec un carton d’archives. Faut-il l’ouvrir ou pas ? Ainsi la question est posée : Quelle histoire de l’avenir écrivons-nous au nom du passé ? L’auteur veut qu’à la fin de notre lecture, nous nous demandions : qu’ai-je appris en allant au bout de cette histoire ? Qu’est-ce que j’ai partagé ?
Il y a d’un côté, les promesses non tenues du passé. Qu’en faire ? Mais aussi qu’avons-nous fait ? C’est la question de ce début de siècle et nous sommes en plein mythe de Thésée avec une dette à payer à un monstre. Nous devons nettoyer les eaux mortes du temps pour nos enfants, savoir exactement ce qui s’est passé à propos des colonies, de l’esclavage, de cette économie mise en place et pour cette écologie qui tarde à s’imposer.
Toutes ces questions sont essentielles et nous avons vraiment été impressionnés par cet auteur que nous avons découvert en cette fin d’après-midi, à Manosque.
Chronique illustrée à retrouver sur : https://notre-jardin-des-livres.over-blog.com/
C’est sous la forme d’une mélopée, d’un long poème lyrique, soutenue par une sublime musique des mots que Camille de Toledo se penche sur l’histoire d’une lignée, pour tenter d’écarter avec ferveur le poids d’une malédiction qui a conduit les hommes de cette famille à se donner la mort tandis que les survivants sont lestés de peurs ancestrales, de celles qui attaquent les corps autant que les âmes.
Thésée a cru que la rédemption viendrait de l’exode, vers un autre pays, là où personne ne sait les malheurs qui l’ont précédé, mais la fuite n’est pas la solution : autant enterrer une taupe, qui n’en creusera pas moins de multiples galeries qui fragiliseront le sous-sol.
Alors c’est de regarder l’histoire en face, sans esquive, en parcourant les traces que les ancêtres ont laissées dans l’histoire, sous forme de lettres, de photos, qui guidera l’homme atteint dans son corps, que toutes les médecines du monde ne parviendront pas à soulager. Comprendre pour effacer le poids du silence, pour balayer les peurs tapies dans l’environnement chimique de notre héritage génique.
C’et ainsi que Thésée questionne les avancées scientifiques qui font de l’épigénétique une des voies d’explication du mal-être qui accompagne certains d’entre nous. Et la charge est si lourde dans cette famille, et tant d’autre, minée par les guerres, les déportations, les suicides, toutes causes qui s’intriquent et trois générations plus tard continuent de blesser ou de tuer.
On ne redira pas assez l‘élégance la forme, sublime, d’une musicalité émouvante, avec ces phrases qui ponctuent comme autant de refrains le récit. Mais l’esthétique n’est pas la seule force : la dissection minutieuse des processus impliqués dans les ravages des secrets de famille aboutit à une hypothèse scientifique vertigineuse.
Un texte sublime, indispensable.
COUP DE CŒUR
https://leslivresdejoelle.blogspot.com/2020/10/thesee-sa-nouvelle-vie-de-camille-de_11.html
" Qui commet le meurtre d'un homme qui se tue ? - " Celui qui survit, c'est pour raconter quelle histoire ?"
Le texte s'ouvre le 1er mars 2005 par le suicide par pendaison de Jérôme, le frère du narrateur Thésée. Leurs parents mourront eux-mêmes peu après. Moins d’un an plus tard après le suicide de Jérôme, leur mère est retrouvée dans un bus, " endormie pour l’éternité ", victime d'une rupture d’anévrisme, le jour de l'anniversaire de Jérôme et quatre ans plus tard, leur père meurt d’un cancer.
Le frère survivant, Thésée, quitte Paris, la ville de l'Ouest, avec plusieurs cartons d'archives familiales qu'il n'a jamais ouverts, il part vers une ville de l'Est, Berlin qui n'est jamais nommée. Il fuit pour oublier, il quitte sa ville, son pays et sa langue avec ses trois enfants, en colère contre ses morts, assailli de la culpabilité du survivant. Il veut se libérer de sa famille, échapper à la malédiction familiale, rompre la "lignée des hommes qui meurent".
Mais cette fuite ne résout rien. Treize ans après la mort de Jérôme, Thésée tombe, son corps ne le porte plus, les médecins ne comprennent pas et ne peuvent pas le soulager. Il comprend qu'il porte un poids trop lourd pour lui, "la charge du survivant". Il comprend qu'il doit résoudre l'énigme de ses morts, aller à la rencontre des fantômes qui vivent en lui, s'opposer à la loi familiale, le commandement familial qui impose de " ne pas ouvrir les fenêtres du temps" depuis la mort de son arrière-grand père dont il découvrira l'histoire dans ses archives. Il doit entreprendre le "voyage dans les strates du temps" . Il sent " dans l’effondrement de ses os, de ses reins, de ses dents, qu’il est ça : un frère attaché au frère, relié à une histoire de la peine et de la perte".
Dès lors, grâce aux archives familiales qu'il a emportées, il n'a de cesse de répondre à ces questions qui ne le lâchent pas, qui reviennent comme un leitmotiv dans le texte : " Qui commet le meurtre d'un homme qui se tue ? - " Celui qui survit, c'est pour raconter quelle histoire ?" Dans les cartons il trouve des photos, le vieux manuscrit d'un ancêtre, des lettres de guerre d'un autre ancêtre... le passé lui révèle ce que la légende familiale a pris soin de cacher : " En déverser le contenu sur le sol, c’est accueillir la mémoire, le passé, et aussi transgresser la loi d’une lignée qui n’eut de cesse de vouloir cacher, cacher tout ce qui tremble, mais "on ne rouvre pas les fenêtres du temps" te souviens-tu, Jérôme ?"
"Thésée, sa vie nouvelle" n’est pas une autobiographie, ni un récit d’autofiction, c'est un texte qui, selon les propres termes de l'auteur, mêle fiction et enquête généalogique. Camille de Toledo parle de lui à la troisième personne, il se nomme " le frère qui reste, Thésée " et intervient de façon occasionnelle à la première personne mais c'est bien sa propre histoire familiale qu'il tente de remonter dans ce texte avec une mise à distance que l'on retrouve tout au long du récit.
La forme adoptée par Camille de Toledo pour la quête qu'engage Thésée dans le labyrinthe de ses souvenirs est remarquable. Dans son récit qui allie prière, confession, répétitions incantatoires, dialogue avec les morts il insère des documents, les fragments d'un manuscrit, des lettres de guerre, des photos des visages de ses morts en plan serré mais aussi des phrases répétitives en italique détachées dans le texte comme des poèmes.
Il aborde la question des synchronies, ces dates qui entrent en résonance de façon troublante, comme celle de la mort de la mère le jour de l'anniversaire du fils suicidé, comme celle de la rédaction du manuscrit de l'ancêtre à la date où Jérôme a mis fin à ses jours. Il aborde ce qui se noue dans une famille après le suicide d'un ancêtre, dans une famille soumise à la loi du silence, embarquée dans l'obsession de la Croissance à l'époque des Trente Glorieuses, soumise à la comédie de la force et de la réussite. Pour mieux trouver un sens à son histoire il fait se côtoyer quatre générations et leurs peurs retrouvant en chemin les racines du judaïsme errant de ses ancêtres.
La beauté de la langue, la force des questionnements de Camille de Toledo font de ce roman une pépite. Un texte bouleversant, certes un peu exigeant, qui hantera longtemps le lecteur après l'avoir refermé. Un texte qui fait parfois écho au sublime "Saturne" de Sarah Chiche.
Une expérience inoubliable ! J’ai eu le sentiment de voyager en compagnie des Parques, de voir la mort défiler sur l’écheveau, d’être témoin d’un dialogue intime entre l’auteur et Atropos. Pourquoi as-tu coupé le fil de leurs vies ? Comment puis-je me retenir à l’existence que tu me concèdes ? Quel lien peut-il y avoir entre mon mal être et le funeste destin de ma lignée ? Thésée souffre, corps et âme. Il ne peut s’y résoudre : la douleur des anciens l’empêche d’avancer.
Un atavisme les condamne tous dans la famille, une blessure secrète à laquelle il tente d’échapper en allant vers l’est, quittant sa langue et son pays. Une fuite en avant pour ne pas regarder le passé en face. En vain. Il est rattrapé par l’Histoire (ce maudit vingtième siècle), et par toutes ces histoires enfouies dans l’inconscient familial, le déni de judéité, l’Allemagne en minotaure, les mensonges du progrès, le rêve d’une France belle et universelle.
Pour survivre, il fouille les albums, il interroge les tombes. Il lui faudra toucher la vérité de ses chers disparus, son frère d’armes dont il n’a pas vu les larmes, ses parents ivres de réussites économiques et sociales. Lui sera tout le contraire : « surtout ne pas faire carrière, être un homme d’intérieur, savoir faire cuire les œufs et changer les couches, se tenir au plus près des petits détails de l’existence ». Juger ses aînés, pointer leurs erreurs, railler leurs illusions, c’est le commencement de sa guérison, de son retour à la vie.
Il en a douté, tous ces lieux, toutes ces dates… ce ne sont que des occurrences, des coïncidences ! Il devra se faire une raison : les traumas traversent les générations. Il paraît même que c’est une science, l’épigénétique.
Ce livre, d’une rare beauté, se gravera dans ma mémoire.
Bilan :
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