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Si certains livres peuvent transformer, étirer et même modifier des vies, il est important de garder à l’esprit que parfois ces mêmes livres sont le produit non seulement d’un auteur à la personnalité peut-être exubérante et délirante, mais également d’un traducteur maîtrisant parfaitement ce jonglage entre « chagrin intérieur et la gaieté de surface », que nous lisons sans nous rendre compte de sa propre personnalité, égrenée généreusement mais aussi avec une certaine retenue, dans tout le roman, comme un liquide injecté au dormeur pendant la nuit.
Si « En un sens Borges délimitait Borges » et « était la frontière de son propre univers », selon Laurent Lemire dans le journal La Croix, Hœpffner dédouble également en un jeu de miroirs infiniment ample la moindre de ses facettes jusqu’à devenir, non sans brio, à la fois l’Auteur, mais également le Lecteur, le Critique et le produit poétique de l’œuvre traduite. Mais peut-on rendre compte de la présence sans la notion d’absence ?
Si dans l’acte de traduire tout est double-bind, ou double-contrainte, Hœpffner semble néanmoins penser qu’il est possible de « Trouver le désir où règne la contrainte » en apportant tout le « soi » nécessaire à l’œuvre tout en le dissimulant, sans quoi elle ne serait qu’une pâle copie intégrale. Mais quel est ce désir ? Celui de « pénétrer dans la langue, les langues », ou de saisir ce que parfois l’auteur lui-même n’a peut-être même pas saisi, ou encore d’exposer « le mouvement vibrionnant et indescriptible que l’on peut imaginer exister au centre de tout cela » ?
Notre escroc ne retient pas l’attention seulement en vue des projets menés à bien au fil des années – comme la participation à la nouvelle traduction d’Ulysse de Joyce, entre beaucoup d’autres –, mais aussi par des éléments qui, en apparence plus discrets, peuvent réellement devenir une explication pour son succès. L’homme en question ne s’est pas totalement enfermé dans la Littérature, ses dictionnaires, encyclopédies et affirmations savantes. L’escroc en question est un artisan qui, soucieux de la qualité de ses œuvres, est un être perpétuellement renouvelé à l’existence professionnelle colorée, témoignant ainsi d’un authentique désir de vivre, mais également un peu victime de ses doubles qui semblent avoir, parfois, un peu mené les lignes.
Il aurait de la sorte suivi des études d’architecture, fui le service militaire français, se serait employé à l’ébénisterie et participé à la restauration d’œuvres d’art jusqu’à, enfin, s’établir confortablement dans le métier de la traduction littéraire.
Où est la patte ?
Dès le départ, « Le Portrait du Traducteur en Escroc » nous expose une « théorie des strates » selon laquelle pour qu’une œuvre soit parfaitement soumise à la génération qui s’apprête à la recevoir, il est essentiel d’éliminer, une à une, les anciennes strates exprimant une esthétique ou une vision religieuse particulières, jusqu’à en rendre une culturellement acceptable, conforme à l’idée que le présent se fait de l’œuvre ou de l’artiste en question. Une fois exposé, cela peut paraître si évident que l’on aurait même tendance à l’oublier.
Alternant alors entre le traité de traduction et textes personnels à la qualité poétique surprenante, ce portrait qui s’affirme biographique au sujet d’un certain Ramsey prend des airs de journal autobiographique auquel il manquerait alors seulement les dates, parfois les lieux. Finalement, il témoigne surtout d’une patte peut-être pas inclassable, mais très singulière et nouvelle, omnisciente dans sa faculté à balancer entre le présent et l’absent, l’auteur lui-même disparaissant parfois d’entre les lignes du texte et nous laissant alors douteux, en perpétuel questionnement, suspicieux même de son existence réelle. Au-delà de l’effroi, cela peut avant tout procurer un sentiment de fascination mêlé de réjouissance auquel il n’est pas toujours bon d’apporter une réponse, mais alors seulement un abandon total et généreux, à la merci totale des mots.
La réalité se limite à ce qu’en a décidé l’auteur, le traducteur, ou les deux
La réalité est un concept fluctuant, les sympathisants d’acides et autres substances hallucinogènes devraient être capables d’en témoigner. Et dans le livre, elle se perd, s’épuise, se multiplie et s’intensifie.
Un magnifique chapitre intitulé « La Mer » fait résonner la disparition de Bernard Hœpffner lui-même – en mai 2017 il est emporté par les vagues au large de St-David’s Bay, dans le Pays de Galles – lorsque le Traducteur en Escroc qui « écrit, pêche, se balade le long de la côte, nage, regarde la mer, vit dans le silence », appréhende de « se voir à nouveau enseveli ».
Et n’est-ce pas justement là, lors de ces flâneries répétées, lui qui rêvait d’écrire mais s’effrayait en même temps de devenir, peut-être, « un vieillard rampant sur les ruines ordonnées d’un monde qu’il aurait lui-même construit », qu’il comprend être et ne pas être simultanément, tel un traducteur vêt le masque de l’auteur pour n’exister qu’à travers ce dernier ?
Mais Bernard Hœpffner offre, ainsi, un portrait de traducteur fidèle, juste, à la fois transparent et impénétrable, qui pourra convaincre le lecteur que, oui, il était bel et bien « l’homme de la situation », malgré toute l’incertitude qu’il « transportait toujours avec lui, peut-être même dans son sac ».
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