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Nagori, littéralement « l'empreinte des vagues », signifie en japonais la nostalgie de la sépara- tion, et en particulier, la nostalgie de la saison qu'on ne laisse partir qu'à regret. Le goût de Nagori annonce déjà le départ imminent de tel fruit, tel légume, jusqu'aux retrouvailles l'année suivante, si l'on est encore en vie. De nos jours, on invoque les saisons comme un temps comptable. Saisons à découper, à dénommer, à désirer ou à oublier. Et selon quels critères ?
Cet étonnant et savoureux petit livre nous propose de faire la découverte de l'art poétique et culinaire japonais en méditant sur nos émotions qu'éveillent les saisons, et leur disparition. Sur l'empreinte fugitive des goûts et des saveurs dans le corps et la mémoire, les paysages, la littéra- ture...
Il y a plus de six ans dans un bistrot populaire d'une banlieue de Tokyo, le chef sert à l'auteure un plat de légumes qui semble n'être déjà plus de saison. Elle lui pose la question. Il répond : « Mademoiselle, je suis beaucoup plus âgé que vous, et je ne sais pas si je pourrai encore goûter ce légume l'année prochaine ». Combien de saisons dans une année, une vie, une cuisine ? Qu'est- ce qu'un produit « de saison » ? Quand fait-il sa première apparition dans l'année ? Dans quelle région ? Jusqu'à quelle distance parcourue peut-on dire d'un fruit qu'il est « de saison » ? À quel moment telle espèce de poisson sera-t-elle « de saison », et comment la définir ?
Le lecteur est ainsi invité à une traversée littéraire, culinaire, politique, et à la rencontre de grands chefs cuisiniers, de plats et de produits délicieux. Du Japon à Rome, en passant par la Villa Médicis où l'auteure était en résidence d'écriture.
Un livre plein de poésie qui nous entraîne au fil des saisons à la mode japonaise. Je ne veux en dire plus car ce serait divulgacher, mais je recommande vivement!
Par ces belles journées ensoleillées, êtes-vous un « bosatto » (« un être assis paresseusement et qui ne fait pas ce qu'il a à faire ») ? Contemplez-vous le « komorebi » (« le soleil qui filtre à travers les arbres et les jeux de lumière sur le sol ») ?
Je dois avouer que je raffole de ces mots japonais dont il n'existe aucun équivalent dans notre langue comme par exemple le fameux « tsundoku » qui consiste à empiler des livres sans forcément les lire... J'aime beaucoup aussi la notion d'« irusu », le fait de prétendre être absent quand quelqu'un frappe à notre porte… (On ne fait jamais, ça, nous...) Ou encore (celui-ci est excellent !), savez-vous ce qu'est une « nito-onna » ? C'est une femme qui consacre tellement de temps à son travail qu'elle n'a même plus le temps de repasser ses chemises et donc ne porte que des hauts tricotés. (No comment...)
Eh bien, pour en venir à notre livre, sachez que derrière ce titre un peu mystérieux de « Nagori », se cache une définition toute poétique : il s'agit, en effet, de « la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter », sous-titre de ce petit livre qui m'a littéralement enchantée ! Vraiment, j'en ai dégusté chaque page, j'ai souligné une quantité incroyable de pensées, de réflexions, d'anecdotes. D'ailleurs, j'aurais bien du mal à définir ce genre de texte qui se situe entre l'essai et la poésie. L'écriture est simple mais ce qui est dit vous saisit : je n'ai cessé de me demander « Tiens, effectivement, pourquoi n'y ai-je pas pensé avant, pourquoi ne me suis-je jamais fait cette remarque ? » Et même les constats apparemment les plus banals vous invitent à reconsidérer votre quotidien, vos habitudes, le monde qui vous entoure et, bien sûr, Nagori vous initie de façon extraordinaire à la pensée japonaise. Quelle richesse !
Le thème central du roman est celui de la saison, autrement dit, de la temporalité. L'on entend souvent qu'il faut consommer des produits de saison, ce dernier mot étant bien compliqué à définir ! Dans certains pays, il y en a deux, ailleurs on peut en compter plus de vingt, ailleurs encore, il n'y en a aucune ! Et puis, vous la connaissez, vous, la saison de la banane, celle du kiwi ou du gingembre ? Ces produits de consommation courante n'auraient-ils pas de saison ? La notion de saison est donc bien relative...
On a tendance à oublier qu'il n'y a encore pas si longtemps, les gens dépendaient des saisons, de ce que la météo leur réservait : un printemps trop froid ou de fortes pluies et ciao la récolte ! Et la famine s'installait durablement... Dorénavant, on va chercher ailleurs ce qu'on ne produit plus, on est donc moins dépendant des saisons.
Et puis, il faut réaliser que de nos jours, se mélangent dans nos assiettes des produits à la fois de temporalités différentes (de « saison » et « hors saison ») mais aussi d'origines géographiques différentes, ce qui était impensable encore au début du XXe siècle. Étrange, non, quand on y pense ?
Pourquoi au fond, sommes-nous tellement attachés à cette notion de saison ? Peut-être parce que nous avançons de façon linéaire vers la mort tandis que les saisons ont ce caractère cyclique qui nous rassure, elles sont liées « au renouveau, à la renaissance » et selon l'auteur « si l'on est mal à l'aise avec les produits « sans saison » ou « hors saison », c'est qu'ils désactivent la sensation du temps cyclique ; du coup, la seule temporalité qui demeure est le temps linéaire, qui marche vers la mort. » D'ailleurs, les Japonais sont très attachés au temps cyclique : la poésie japonaise, notamment le haïku, utilise des « mots de saison » : beaucoup de mots sont en effet étroitement reliés à une saison et paraît-il qu'il en existe des dictionnaires entiers !
Au Japon, on considère qu'un aliment peut-être consommé à trois stades : hashiri (le primeur), sakari (la pleine saison) et nagori (l'arrière-saison) ; le fruit de nagori est le dernier que l'on goûte, il faudra attendre l'année d'après pour le déguster, si l'on est vivant !
Il porte en lui beaucoup de nostalgie : l'étymologie du mot se rapporte au nami-nokori, le « reste des vagues », qui désigne « l'empreinte laissée par les vagues après qu'elles se sont retirées de la plage. » Je vous le disais, tout est poésie dans ce petit recueil… « Le goût de nagori annonce déjà le départ imminent du fruit, jusqu'aux retrouvailles l'année suivante. On le déguste précisément, comme si l'on voulait faire durer le goût le plus longtemps possible dans le palais. Puis peu à peu, le goût se dissipe, comme le son de la cloche. On accompagne son départ, on sent que le fruit, avec son goût, s'est dispersé dans notre propre corps. On reste un instant immobile, comme pour vérifier qu'en se quittant, on s'est aussi unis. »
Mais l'humain est allé parfois jusqu' à effacer cette temporalité circulaire, par exemple lors de l'accident nucléaire de Fukushima : « On ne pourra plus cueillir les herbes printanières pour les déguster, les fruits ne seront plus comestibles, et les oiseaux qui s'en nourrissent seront contaminés. » Nous nous sommes coupés de cette nature qui nous enchantait. En effet, cet accident nucléaire introduit une troisième temporalité qui annule les deux précédentes car il faudra des dizaines et des dizaines d'années pour que la radioactivité cesse et que l'on puisse de nouveau apprécier les bienfaits de la nature. D'une certaine façon, le cycle des saisons s'est interrompu à Fukushima : on peut voir mais sans toucher ni manger...
Nagori est un petit livre de sagesse qu'il faudrait toujours avoir avec soi pour y lire quelques phrases : il nous apprend à voir le monde d'un œil nouveau, à renouer avec ce qui nous entoure et surtout, il nous invite à goûter au temps et à la vie.
Pour finir, je ne résiste pas au plaisir de vous initier à un mot magnifique dont parle Ryoko Sekiguchi dans son livre : il s'agit de la coutume de l'o-miokuri qui « consiste à raccompagner la personne qui s'en va » jusqu'à ce qu'on ne la voie plus : « Omiokuri,c'est « raccompagner (okuru) du regard (mi) » ».
Comme c'est beau…
Une dernière chose : je suis abonnée au compte Instagram de Ryoko Sekiguchi et franchement… je me régale !
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