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Considéré depuis l'enfance comme un "pauvre d'esprit", Alexis Chauvel, gardien d'une ancienne abbaye désormais transformée en propriété familiale, vit dans le sentiment d'être invisible aux yeux de ses contemporains et attend, face au mutisme du monde, de se révéler à lui-même dans l'espoir d'en finir avec une vacance existentielle et un bannissement qui le condamnent à avoir le Temps pour unique demeure.
"Je suis Alexis Chauvel, pauvre d'esprit, comme ils disent, depuis plus de quarante ans gardien de l'Épine, comme nous disions, gardien de Chenecé ou gardien de l'Abbaye, comme je préfère dire, comme je me le dis à moi-même." Ainsi commence le récit à la première personne que délivre Alexis Chauvel, pauvre d'esprit aux yeux de sa parentèle parce qu'il a, depuis son plus jeune âge, passé son temps à "nébuler", à se contenter d'"être là", passif, et à éprouver le passage du temps, pour oublier la "poigne féroce" qui lui "serre le ventre". Car, dès l'enfance, Alexis Chauvel a vécu dans le sentiment d'être invisible pour autrui au point qu'à l'âge adulte, il se sent incapable de se reconnaître lui-même tant qu'il n'aura pas donné à sa vie la forme susceptible de révéler ce qu'il est, tant qu'il n'aura pas fait la chose qui doit le révéler à lui-même.
Incapable de se concentrer dans l'exercice de la pensée ou de la réflexion, sans cesse plongé au coeur d'envahissantes rêveries, Alexis Chauvel a naturellement échoué dans ses études, et a donc été chargé, à défaut d'autres perspectives professionnelles, d'assurer à l'année les fonctions de gardien de la propriété de Chenecé, une ancienne abbaye en ruine posée sur une île bordée de falaises, au-dessus des prés et de bois environnants, où la tribu familiale se retrouve pour les vacances. Trois jours par semaine, il travaille également comme coursier pour un libraire de la petite ville voisine.
Comme souvent dans l'oeuvre romanesque de Jean-Paul Goux, Le Séjour à Chenecé s'articule autour du sentiment du temps éprouvé au sein des divers espaces clos d'une "maison". Ainsi de l'ancienne sacristie des moines, qu'Alexis appelle "l'armoire", une pièce ignorée de tous, et où il découvrira, bien plus tard, d'anciens appareils photographiques et une collection de plaques de verre anciennes qui lui feront croire longtemps qu'il doit devenir photographe pour se trouver lui-même. Le sentiment du temps, c'est aussi celui de l'infinie durée des jours qu'un homme passe seul dans une abbaye que ne hante plus aucun dieu et celui de la longue patience, portée par le projet auquel il va, plus tard, s'attacher après sa lecture de la Légende dorée dont il a emprunté un exemplaire au libraire : celui de "tout lire", et de noter toutes ses lectures, celui de "se former" comme s'est formé l'autre Alexis, celui de la légende, afin d'écrire, "le moment venu", ce qu'il appelle "le livre de sa vie", la chose qu'il a à faire pour se reconnaître tout entier.
Alors qu'il travaille à "se former" de la sorte depuis quelques années, une étudiante ayant assisté à une scène où Alexis Chauvel se voit humilié par un client de la librairie apostrophe Alexis en lui demandant quel plaisir il trouve à "faire l'humble". Sidéré de se voir pour la première fois reconnu par quelqu'un, Alexis considère néanmoins qu'il s'agit là d'une reconnaissance prématurée puisqu'il n'a pas encore accompli la chose qu'il doit faire, en l'absence de tout lien séculier.
De révélations en révélations apparues dans l'attente d'un impossible accomplissement de soi, le récit est celui de quarante années qui auront passé à la vitesse de l'éclair et au bout desquelles Alexis Chauvel n'aura pas fait la chose à laquelle il s'était si longtemps préparé. Il s'apprêtera alors à brûler les nombreux cahiers où il aura consigné les extraits de ses multiples lectures, déposera dans une cachette de l'armoire le manuscrit qu'on vient de lire, puis se rendra dans le verger médiéval qu'il a reconstitué. Pour y laisser venir la mort, comme l'Alexis de la légende lorsqu'il sent que "le terme de sa vie est proche" et meurt en serrant dans sa main de "livre de sa vie" ? Ou bien pour en finir volontairement, s'il considère qu'il a échoué à s'accomplir parfaitement ?
Revisitant la légende d'Alexis, Jean-Paul Goux reprend ici le thème de l'incognito abordé marginalement dans L'Embardée (Actes Sud, 2005) tout en solennisant et en ritualisant par l'intensité du propos quelques-uns des éléments constitutifs de son imaginaire - ainsi de la photographie comme trace des strates enfouies du passé, de la parole (vivante ou destructrice) ou du désir de maîtrise de l'existence.
Veilleur de l'invisible, grand écrivain du Temps, sous le signe de Proust comme de Julien Gracq, Jean-Paul Goux donne ici un récit bouleversant et d'une magnifique cohérence qui entre en résonance avec la figure de l'Alexis de la légende, figure à laquelle Hofmannsthal assimilait le poète parce que, écrivait-il, comme le "pèlerin de la vieille légende, étrangement, il habite la demeure du temps et qu'il vit dans sa propre maison comme un inconnu".
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