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Le Coeur des ténèbres s'inspire d'un épisode de la vie de Conrad en 1890 dans l'État libre du Congo mis en coupe réglée au profit de Léopold II. De cette expérience amère, l'écrivain a tiré un récit enchâssé dont chaque élément, à la façon des poupées russes, dissimule une autre réalité : la Tamise annonce le Congo, le yawl de croisière la Nellie le vapeur cabossé de Marlow, truchement de Conrad. Ces changements d'identité sont favorisés par les éclairages instables au coucher du soleil ou par le brouillard qui modifie tous les repères et dont émerge Kurtz. Présenté par de nombreux personnages bien avant d'entrer en scène, celui-ci fait voler en éclats toutes les définitions et finit par incarner le coeur énigmatique des ténèbres : le lieu où se rencontrent l'abjection la plus absolue et l'idéalisme le plus haut.
Congo, fin du 19ème siècle. Le pays n’est pas encore une colonie belge, mais la propriété personnelle du roi Léopold II, qui en exploite les ressources, surtout l’ivoire.
Le capitaine Marlow (alter ego de Conrad), jeune marin anglais tenté par l’aventure africaine, débarque en Afrique équatoriale pour prendre le commandement d’un vieux vapeur branlant dont le capitaine est décédé récemment. Marlow est chargé de remonter le fleuve Congo pour aller récupérer un certain Kurtz, responsable d’un comptoir à Stanley Falls et grand pourvoyeur d’ivoire aux méthodes supposément immorales.
Marlow est fasciné par ce qu’il apprend sur ce personnage, dont on lui parle beaucoup mais qu’au final il verra et entendra fort peu, puisque l’homme est moribond quand il le retrouve enfin : un parfait gentleman, cultivé, intelligent, artiste à ses heures mais qui, au contact de cette terre africaine, de ses habitants, de sa nature sauvage et luxuriante et de son climat implacable, n’aurait plus écouté que sa cupidité et son obsession pour l’ivoire, et aurait tombé le masque de la civilisation pour basculer dans une sauvagerie absolue.
Tout au long de son périple, Marlow est envahi de sentiments troubles, contradictoires. Il perçoit tour à tour la jungle qui borde le fleuve comme un refuge maternel, matriciel mais, le plus souvent, comme un monde de dangers et de ténèbres. Marlow est constamment assailli par une sensation d’étrangeté et de mystère, enveloppé au propre et au figuré par la brume qui sourd tant de l’eau et de la forêt que de son esprit tourmenté. Et quand par moments le flou se dissipe, il est aveuglé par un soleil écrasant ou une nuit infernale.
Ce roman dénonce la domination de l’Homme Blanc dit « civilisé » sur le « sauvage », l’appropriation, l’exploitation et la spoliation des richesses d’un pays sans la moindre considération pour sa population, sauf dans la mesure où elle peut servir de main-d’œuvre, et qui à ce titre subit des cruautés sans nom.
Marlow/Conrad remonte le Congo tout autant qu’il remonte le cours de l’âme humaine pour tenter de comprendre ce qu’elle comporte de part sombre, et pourquoi et comment cette obscurité, chez certains, se révèle au grand jour.
Un roman sombre, envoûtant, fascinant, oppressant, qui n’explique pas tous les événements ou comportements. Ce mystère, ces incertitudes, sont inconfortables pour le lecteur, comme ils l’ont sans doute été pour Marlow/Conrad. Ce dernier ne s’est pas lancé dans d’hypothétiques explications, pressentant probablement que la vie, l’âme ne seront jamais entièrement explicables. Savoir qu’on ne sait pas, un signe de l’intelligence et de la sagesse qui caractérisent ce roman très riche, à lire et à relire.
Abjection et idéalisme vont faire miroiter les parts sombres et lumineuses portées en l'Humain. Un des chefs d’œuvre de Conrad mondialement salué et reconnu.
Sur le pont du Nelly, yawl mouillant à l’embouchure de la Tamise, en attente de la marée, Marlow va raconter à l’équipage son expédition sur le Congo alors qu’il avait la mission d’aller secourir un dénommé Kurtz, agent commercial installé quelque part le long du fleuve.
Le récit sue le vécu et pour cause puisque Conrad a vraiment navigué sur le Congo à bord du steamer ‘Le roi des Belges’ avec beaucoup de casse matérielle et de perte d’hommes pour aller chercher un dénommé Georges Antoine Klein, Français engagé comme agent commercial, en détresse au fin fond d’une forêt ténébreuse sur territoire encore inconnu à l’époque. Le dénommé Klein (tout comme le personnage Kurtz) décédera sur le chemin du retour à bord du bateau en septembre 1890.
« Je n’avais plus envie de me promener sous les ombrages et je me hâtais vers le poste. Quand j’arrivais près des bâtiments, je rencontrai un Blanc d’une élégance si incongrue que je crus tout d’abord à un mirage. Je vis un col montant empesé, des manchettes blanches, une veste en alpaga légère, une cravate claire et des bottillons vernis. Pas de chapeau. Des cheveux séparés par une raie, brossés et gominés sous une ombrelle tendue de vert que tenait une grande main blanche. Avec son porte-plume derrière l’oreille, il était stupéfiant. J’échangeai une poignée de main avec ce miracle. J’appris que c’était le chef comptable de la Compagnie et que toute la comptabilité s’effectuait dans ce poste. (…) — Dans l’intérieur, vous rencontrerez M. Kurtz, naturellement. Je lui demandai alors qui était ce M. Kurtz et il me répondit que c’était un agent de première classe ; puis voyant ma déception à cette nouvelle, il ajouta lentement, en posant sa plume : — C’est une personne très remarquable. D’autres questions lui arrachèrent que M. Kurtz était présentement responsable d’un comptoir, un comptoir très important, dans le vrai pays de l’ivoire, — tout au fin fond. Il envoie autant d’ivoire que tous les autres réunis… Il se remit à écrire. »
Le récit est un témoignage de cette partie du monde dans les années 1880 et celui des marins et aventuriers partis à la découverte de terres inconnues et pour beaucoup avec l’espoir d’y trouver fortune. Mais c’est surtout le magma d’un espace-temps où vont s’enliser les Hommes face à la nature et à eux-mêmes.
Tenu par sa mission, Joseph Conrad va nous embarquer dans une errance étroitement configurée par le Congo bordé par une végétation dense et touffue souvent recouvertes de brumes épaisses et opaques et cernée par des bruits inquiétants qui seront les cris d’oiseaux ou d’animaux mais aussi de voix inhumaines dont l’écho se répercutera longtemps sur l’eau et saura inquiéter les esprits. Et « dans le calme de la nuit, le frémissement de lointains tam-tams qui diminue et s’enfle, un vaste frémissement à peine audible ; son étrange, séduisant, suggestif et sauvage, dont le sens est peut-être aussi profond que celui des cloches en pays chrétien. »
Avec la jungle luxuriante, Marlow va faire face à la perfidie du fleuve, il va faire face aux matelots embauchés à bord qui sont des cannibales, il va faire face au palu, aux maladies et fièvres, il va faire face à la corruption, il va faire face au manque de rivets pour réparer son bateau échoué, il va faire face à une administration colonialiste stupide et imbue d’elle-même, il va faire face à l’hypocrisie et la lâcheté des pèlerins et du directeur embarqués pour leur soi-disant mission civilisatrice, il va faire face à des civilisés plus barbares que les indigènes, il va faire face à des natifs qui prennent l’Homme blanc pour une apparition à vénérer ou à tuer et qui sont plus effrayés par le sifflet du steamer que par une salve nourrie de balles de fusils, et quand enfin il va retrouver Kurtz, le super génie multi-linguiste qui bat des records de collecte d’ivoire, il trouvera sa demeure cernée par des poteaux sur lesquels étaient empalées des têtes coupées.
« Mon sursaut n’était en réalité rien d’autre qu’un mouvement de surprise. Je m’étais attendu à voir une boule en bois, vous comprenez. Je revins délibérément sur la première que j’avais vue. Elle était là, noire, desséchée, affaissée, les paupières closes ; elle semblait dormir au sommet de ce poteau et, comme les lèvres sèches et ratatinées révélaient une ligne blanche et fine de dents, elle souriait également, d’un sourire continuel, comme en réponse à quelque rêve sans fin et gai dans cet éternel sommeil. (…) L’admirateur de M. Kurtz était un peu penaud. D’une voix précipitée et confuse, il m’assura qu’il n’avait pas osé décrocher ces…, disons, ces symboles. Il n’avait pas peur des indigènes : ils ne bougeraient pas tant que M. Kurtz n’en donnerait pas l’ordre. »
Kurtz avait su s’y prendre avec les indigènes qui le vénéraient tout en le craignant et se soumettaient à lui et lui rapportaient beaucoup d’ivoire… Ils le vénéraient à tel point que ‘Le roi des Belges’ avait essuyé une pluie de flèches à son arrivée pour que Kurtz ne soit pas emporté.
« Il (un jeune aventurier russe venu se perdre au Congo et vivant dans l’environnement de Kurtz qu’il craignait lui aussi mais qu’il avait fini par admirer car il lui lisait de la poésie) m’informa, en baissant le ton, que M. Kurtz avait été l’instigateur de l’attaque contre le vapeur. — Parfois, il détestait la perspective d’être emmené… »
Malgré la noirceur et le côté obscur de cet homme cultivé et somme toute, brillant, Marlow sera fasciné par le personnage, qui aura enfin su se faire respecter, obéir, cet homme qui jouissait dans cette forêt sombre d’un pouvoir immense et qui s’enrichissait à outrance tout en rendant ses victimes heureuses puisque dans la plus profonde ignorance, elles vivaient auprès d’un Dieu blanc et croyaient en lui, l’idolâtraient… au cœur des ténèbres.
Conrad ne dénonce pas une politique colonialiste mais dévoile la part sombre de l’Homme. « Une vaste tombe pleine de secrets ignobles »
Kurz était vraiment très malade. Proche de l’agonie. Malgré ses injonctions, Marlow a réussi à le faire monter sur le vapeur.
« Il était plongé dans des ténèbres impénétrables. Je le regardais comme on écarquille les yeux pour apercevoir un homme gisant tout au fond d’un précipice où le soleil ne brille jamais. Mais je n’avais pas beaucoup de temps à lui consacrer parce que j’aidais le mécanicien à démonter les cylindres qui fuyaient, à redresser une bielle tordue, et autres activités du même ordre. (…) Un soir comme j’entrais avec une bougie, je fus alarmé de l’entendre dire, d’une voix un peu chevrotante — Je suis dans le noir et j’attends la mort. En réalité, la lumière était toute proche de ses yeux. (…) Je n’avais jamais rien vu de semblable à l’altération que subirent ses traits et j’espère bien ne jamais le revoir. N’allez pas croire que j’étais ému ; non, j’étais fasciné. On eût dit qu’un voile se déchirait. Je pus lire sur ce visage d’ivoire un sombre orgueil, une force impitoyable, une terrifiante lâcheté… à moins que ce ne fut un désespoir d’une intensité absolue. (…) Une image, une vision le fit crier à voix basse et à deux reprises — un cri qui n’était guère plus qu’un soupir : —Cette horreur ! Cette horreur ! J’ai soufflé la bougie et quitté la cabine. Les pèlerins dînaient dans le carré et je m’assis en face du directeur. (…) Soudain le boy du directeur passa sa tête noire et insolente par la porte et annonça avec un cinglant mépris —Missié Kurtz … lui mort. (…) Je ne bougeai pas et continuai à dîner. (…) Il y avait une lampe dans le carré (de la lumière, comprenez-vous) et, dehors, les ténèbres étaient si denses, si terriblement denses. »
Je n’ai pas de mots pour l’écriture de Conrad tellement je l’admire. Texte gravé dans la pierre de la littérature mondiale comme une source à laquelle, nombre d’écrivains et cinéastes viennent s’agenouiller pour en laper quelques gouttes sans jamais pouvoir les restituer dans l’encre de leurs plumes ou sur leurs écrans. Unique et remarquable. Un talent immense. Une œuvre marquante. Une observation de l’Humain à portée universelle. Un uppercut !
impression mitigé sur ce livre! je n'ai ni aimé ni detesté. Cela m'a laissé dubitative; je ne suis pas arrivée à rentrer dans l'univers de l'auteur. Pourtant il avait l'air intéressant.
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