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La Pléiade donne, pour le cinquantenaire de la mort de Jules Renard (1864-1910), une édition nouvelle du célèbre Journal. Cette édition nouvelle se distingue des précédentes sur deux plans. Elle a bénéficié d'abord d'un minutieux travail de révision et de correction qui a éliminé les erreurs de copie, les confusions de dates, de prénoms, de noms propres, etc. D'autre part, de nombreuses notes groupées systématiquement dans l'index des noms, dans celui des Oeuvres et dans celui des théâtres, sociétés, associations, etc., donnent au Journal sa toile de fond historique et littéraire. Une chronologie détaillée, une note sur l'établissement du texte, une préface qui replace le Journal de Jules Renard à son rang, le premier parmi les oeuvres du XIX? siècle, tous ces éléments doivent éclairer et satisfaire les anciens et les nouveaux lecteurs de ce grand texte. Grand texte de la littérature du moi, mais aussi, on le sait, extraordinaire album de portraits, écrits, de dialogues pris sur le vif, de maximes - de vérités, enfin, sur l'époque 1887-1910.
Le livre de chevet d'une vie
C’est par le Journal que j'ai fait la connaissance de Jules Renard et c’est le Journal qui représente à mes yeux le sommet de son œuvre. Pauvre Journal, il a été amputé d’un tiers, le plus croustillant aux yeux de Madame veuve Renard, qu’il ne faut pourtant pas confondre avec sa méchante belle-mère, la Madame Lepic de "Poil de carotte". Non, Marie Renard née Morneau dite Marinette a été une bonne épouse, aimante et protectrice de la carrière de son mari…, de son diable de mari qui avait un caractère si affirmé et la plume si bien pendue. Bon, on lui pardonne même si l'on regrette… Il y a tellement de génie dans les deux tiers restants !
Ainsi, après censure conjugale, sont apparues dans la période 1925-1927 aux éditions Bernouard les cinq volumes du Journal d’un homme qui en 46 ans de sa courte vie (1864-1910) avait déjà laissé une œuvre délectable. Ce Journal, il l’a débuté en 1887, à 23 ans – on ne saurait trop conseiller aux candidats à la tenue d’un journal, à vocation littéraire ou intime, de commencer très jeunes ! Il l’a mené jusqu’à son dernier souffle : la dernière notation date du 6 avril – elle évoque Poil de Carotte, il meurt le 22 mai.
L’œuvre du fin Renard balance en permanence entre la grande ville – homme de lettres dans un Paris qui passait pour capitale culturelle mondiale, et la campagne – propriétaire aisé (et élu local) d’un petit coin de Nivernais ; le Journal plus que le reste de ses écrits, qui mêle jour après jour des notations sur la vie parisienne et la vie naturelle.
Et puis quelle plume* (1), quelle aisance dans le croquis (2), quelle vérité dans la silhouette (3), quelle impertinence dans la critique (4), quelle ironie dans sa transcription (5)! Pour moi, le parfait livre de chevet. Pas le livre de chevet du mois, le livre de chevet d’une vie, constamment à portée de main, que l’on ouvre à une quelconque page pour trouver un trait (6), une réplique (7), une saillie (8) qui réjouissent le cœur et le cerveau, l’âme et la pensée, quitte à ce que le rire soit trouble (9) ou dérangeant (10). On le referme jusqu’à une (prochaine) autre fois en se disant : “Bon Dieu – il était d’un temps moins athée qu’anti-clérical (11) – comment tant d’acuité en si peu de mots ? » (12). Ai-je lu toutes les pages, n’ai-je pas relu dix fois les mêmes, aurai-je retranscrit toutes ses aphorismes qui telles des flèches tapent dans le mille de la bêtise, de la mauvaise foi, de la suffisance (13), ou telles des plumes volettent légères dans l’azur de la poésie (14)… Pauvre tome (cf La Pléiade), pris, repris, corné, tâché (déchiré, jamais !).
Une œuvre universelle à conseiller aux adolescents qui s’ennuient, aux adultes qui plastronnent, aux vieillards qui "scrogneugnotent", aux grincheux qui maronnent, aux coincés qui rétrécissent, aux joyeux qui "boute-en-trainent", aux excessifs qui débloquent, aux optimistes qui “béatent”, aux pessimistes qui grignent… bref, à tout lecteur définitivement humain (15).
* Pour ne pas alourdir le texte, je reporte ici quelques citations du Maître relevées dans le Journal :
(1) « C’était un auteur… dramatique. » ou « Un écrivain très connu l’année dernière. »
(2) « Elle s’est éloignée, d’un petit derrière pincé. »
(3) « Capus, frileux dans sa robe de chambre, l’air d’un petit curé qui vient de coucher avec sa bonne d‘âge canonique. »
(4) « Mallarmé, intraduisible, même en français. »
(5) « Ce que je pense de Nietzsche ? Il a bien des lettres inutiles dans son nom . »
(6) « Quand je vois une poitrine de femme, je vois double. »
(7) « - Vous dites ça en riant ! – Je dis ça en riant parce que c’est très sérieux. »
(8) « C’est là un livre dont on dit : Lisons-le tout de suite pour ne pas avoir à le lire plus tard. »
(9) « Appelons la femme un bel animal sans fourrure dont la peau est recherchée. »
(10) « C’est commode un enterrement. On peut avoir l’air maussade avec les gens : ils prennent cela pour de la tristesse. »
(11) « Âme, c’est bien le mot qui a fait dire le plus de bêtises. »
(12) « Écrire, c’est une façon de parler sans être interrompu. »
(13) « C’est étonnant cette manie des gens qui ont réussi à Paris de conseiller aux autres de rester en province. »
(14) « Le papillon. Ce billet doux plié en deux cherche une adresse de fleur. »
(15) « Que de gens ont voulu se suicider, et se sont contentés de déchirer leur photographie. »
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