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En 1946, le docteur David Boder, enseignant de psychologie à l'Illinois Institute of Technology, effectue un long voyage d'étude en Europe afin d'y interroger les survivants de la Shoah dans les camps de personnes déplacés. Ils sont alors un million de réfugiés - hors les Allemands expulsés - à sillonner les refuges et les routes d'Europe occidentale, cherchant à reconstruire leur vie.
Juif d'origine lettone, Boder est habité par une évidente empathie pour ceux qu'il interroge. Mais surtout, il est convaincu qu'il est impératif d'interroger les victimes « à chaud », tant qu'elles ont la mémoire fraîche et de les laisser parler « dans leur langue » : allemand, polonais, yiddish, judéoespagnol, etc. Ces hommes et ces femmes racontent leur vie avant la guerre, la montée - insidieuse ou brutale - de la répression antisémite, l'arrestation ou l'entrée au ghetto, la survie au camp, la libération. Boder mène ainsi à bien en quelques mois, avec un enregistreur à fil (l'ancêtre du magnétophone) 109 entretiens, représentant une somme de 31 000 pages. Il en tire en 1948 un volume regroupant ses huit entretiens les plus marquants : I Did Not Interview the Dead.
Cette oeuvre marquante a fondé l'histoire orale et constitue le témoignage le plus fort jamais produit sur la solution finale. Sa lecture engendre un choc réel : Jörn Gastfreund, Abe Mohnblum ou Julius Braun sont comme hébétés devant l'expérience inhumaine qui leur a été infligée. Ils ignorent souvent le sort de leur proche, et n'ont pour l'avenir que de vagues projets. Leur témoignage n'est pas passé, contrairement à ce qui sera le cas dans les projets ultérieurs, par le filtre de la réflexion ou des informations extérieures. Ils livrent leur expérience brute de la Shoah :
La rafle soudaine dans une rue de Berlin, l'enfant abandonnée à une voisine chrétienne, l'entreprise de déshumanisation du camp (Boder invente le terme de « déculturation »), les flammes du crématoire de Birkenau dans le ciel d'Auschwitz, les ruses au moment de la sélection, les larmes du GI qui les a libérés.
Dans Plaidoyer pour les morts, Elie Wiesel s'en prend aux ouvrages historiques sur l'Holocauste, qui interrogent sans pudeur jusqu'aux morts eux-mêmes : « Alors, comment c'était ? Qu'avez-vous ressenti lorsque, à Minsk et à Kiev et à Kolomea, la terre, en s'ouvrant devant vos yeux, engloutissait vos fils et vos prières ? [...] Racontez, parlez, nous tenons à savoir. » Boder, comme il le répétait sans cesse, n'a pas interrogé les morts. Il a recueilli, avec un infini respect, le récit de vies disloquées par la catastrophe, mais encore vibrantes. Elles forment le plus puissant des témoignages sur la Shoah et des hymnes à la vie.
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