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La Polynésie se décline en un poudroiement d'îles, atolls et archipels, sur des milliers de kilomètres, mais en fin de compte un ensemble de terres émergées assez réduit : toutes réunies, elles ne feraient pas même la surface de la Corse. Et ce territoire, c'est le Fenua.
Comme toujours chez Deville, le roman foisonne d'histoires, de rencontres et de voyages. On déambule, on rêve. On découvre les conflits impérialistes et coloniaux qui opposèrent la France et l'Angleterre, on croise Bougainville, Stevenson, Melville, puis Pierre Loti sur les traces de son frère Gustave, ou Victor Segalen. Mais la figure centrale c'est Gauguin, le peintre qui a fixé notre imaginaire de cette partie du monde, entre douceur lascive et sauvagerie. Des îles merveilleuses qui deviendront, vers le milieu du xxe siècle, le terrain privilégié d'essais nucléaires dont le plus sûr effet aura peut-être été de susciter un désir d'indépendance...
Erudit et captivant.
Pour cette rentrée littéraire, l’auteur, « … moins au fait de l’histoire politique du Fenua que de celle du Nicaragua ou de l’Angola par exemple » nous livre le récit de cette huitième étape autour du monde moins contrainte par les nombreux aller et retours datés dans le temps auxquels il nous a habitué à nous perdre un peu mais se concentre plutôt sur une calme chronologie des découvreurs de la Polynésie dans un style ‘sur les pas de’, avec un large éventail richement alimenté de courtes biographies de personnages ayant voyagé dans cette région tropicale.
C’est ainsi qu’on apprend beaucoup sur les souvenirs des navigateurs Louis-Antoine de Bougainville, en 1787 La Pérouse atteint les Samoa et mouille sans y rester au large de l’île de Tutuila, James Cook à Bora-Bora, Samuel Wallis ou encore Fletcher Christian et la révolte du Bounty, des explorateurs tel Thor Heyerdahl qui sut injecter cette envie de voyage et de découverte avec sa fameuse expédition du Kon-Tiki, des chercheurs et aventuriers tel Darwin qui collecte et observe coquillages, insectes et végétaux sur Moorea et l’île du lézard jaune, Stevenson et son ‘Ile aux trésors’, Marcel Schwob en 1901 aux Samoa devenues colonie allemande, mais aussi sur Pierre Loti et surtout son frère Gustave Viaud et ses calotypes, toutes premières photos de Tahiti.
Un large coup de pinceau colore le cœur du récit en brossant la vie de Paul Gauguin le sauvage, sa famille, son fils caché Emile célèbre clochard de Papeete, Pont Aven, ses ulcères et vahinés, sa relation avec Van Gogh, Vollard, l’ami Monfreid et ses tubes de couleurs.
On fréquente Herman Melville et son ‘Moby Dick’, Ky Dong ‘l’enfant merveilleux’, Jack London et sa compagne Charmian à bord du Snark partis acheter une vallée sans hommes aux Marquises.
Une autre fresque conséquente est consacrée à Victor Segalen, un autre marin breton explorateur, écrivain voyageur, poète et médecin qui n’arrivera pas à temps pour soulager les souffrances de Gauguin dont la demande de rapatriement urgente a été ignorée à des fins commerciales et qui s’est éteint quelques jours avant l'arrivée de Segalen mandaté pour rapatrier en France les effets de l’artiste peintre. Le séjour de Segalen offre des moments détaillés passionnants et plein d’émotion.
On retrouve ensuite André Triollet et sa femme Ella qui s’ennuie sur l’île de Moorea et suite à leur rupture deviendra Elsa, écrivaine de renom en 1938. En 1964 elle dédiera à André ses notes écrites à Punaauia « A Tahiti » depuis bien longtemps ni son amoureuse et ni plus son colibri comme il la surnommait.
On découvre Robert James Fletcher, baroudeur polyglotte, qui en 1920, avec sarcasme et un humour anglais bien trempé, est le premier à ne pas romancer la Polynésie et parler de la malaria, des diarrhées et fièvres, de la saleté, de l’ivrognerie des indigènes, de la bêtise des colons, des nuées de Chinois bagarreurs, des Français qui déracinent culturellement les indigènes dès l’école, de la puanteur des fabriques de coprah, la dangerosité du corail qui peut déchirer un bateau en moins de deux et ose critiquer les romanciers qui ont encensé la région par un jugement hâtif et poussé tant de voyageurs à s’y rendre. Pourtant, il tombera amoureux du petit village éloigné de Moumu et ses petits bungalows de bois où il vivra paisiblement en solitaire sous l’ombre des cocotiers.
Il écrit « Isles of illusion ; letters from the South Seas qui fut salué par Cendrars et Prévert.
En 2020, P. Deville y a constaté un rendez-vous mondial de varappeurs escaladant les falaises pour qui se construisaient des éco-lodges…
Un autre grand coup de projecteur est donné sur la vie passionnante d’Alain Gerbaud qui abandonne le tennis pour se lancer sur les océans en solitaire à bord du Firecrest, un petit voilier sans moteur, cap sur Tahiti et Bora-Bora.
On rencontre Simenon mentionné par l’écrivaine polynésienne Chantal T. Spitz : « Quand on parle de Tahiti, on parle trop de Loti et de Gauguin et pas assez de Simenon. »
Beaucoup d’autres personnages apparaissent au cours de ce récit prenant, sans compter Patrick Deville bien entendu, installé près du faré de Gauguin et en face du hangar à avion de Brel, dans sa petite cabane pleine de souris, blattes et geckos qu’il quitte le soir abandonnant ses notes et la bibliothèque nécessaire à son ouvrage qu’il a emportée avec lui de France, pour aller fumer une clope assis sur un fauteuil en bois au bout d’un ponton face au coucher de soleil après s’être déplacé dans la journée, en zigzag étoilé dans la région, sur les petites traces d’un passé qu’il raconte avec talent tout en témoignant du présent, décrivant ainsi l’Histoire du Fenua des années 1860 à nos jours.
La marine et les marins sont à l’honneur dans ce roman (je vous laisse découvrir Le Casco, la Boussole, l’Astrolab, le Flore, la Reine Blanche, l’Acushnet, le Beagle, le Bounty, le Dolphin, le Snark, la Zélée, la goélette Suzanne, la Durance, et bien d’autres).
La teneur encyclopédique est riche et attentionnée à la flore, la faune et les coutumes des habitants, nourris, selon une large diversité, de tous les avis sur ce qu’est une vie, la vie, sous les Tropiques souvent éloignée des lectures qui ont pu nous faire rêver mais qui ont toutefois, le bénéfice de donner l’envie et le goût de voyager et devenir témoin (voire résident) à son tour.
Malheureusement, la Polynésie n’échappe pas à la destruction par l’Homme qui y a apporté guerres, servitudes, consumérisme à outrance, tourisme à gogo, fossé social grandissant, drogues et narco trafique, pollution infernale et en sus, le nucléaire et la bombe H…
Les derniers paragraphes du livre font exploser une mise à jour de l’actualité de 1961 à nos jours dans un style et un rythme journalistique d’enfer, rappelant une position stratégique militaire et nucléaire centrale entre Chine, USA et Australie, contrastant avec les poésies et rêveries premières des voyageurs d’antan.
Les dernières lignes sont réservées aux poissons magnifiques « éclats de rubis ou de citrine, toutes les nuances de rouge, bancs furtifs entre les coraux, vifs comme des colibris, arc-en-ciel dans la lumière et les verts de l’émeraude au céladon, les jaunes soufrés ou orangés », observés par la visière d’un masque de tuba à Bora-Bora où rien ne se passait de toute la journée sinon plonger dans le lagon silencieux…
Un moment plaisant de lecture agréable, cultivée et enrichissante pour le 8ème épisode de cette enquête planétaire considérable menée par l’auteur, conteur érudit, dans le cadre d’un projet en 12 volumes intitulé Abracadabra.
Félicitations à Patrick Deville salué par l’Académie Française qui vient de lui décerner le Grand Prix de Littérature 2021 pour l’ensemble de son œuvre.
« Avec la fascination de la toponymie, le goût de lire l’Histoire imposée à la Géographie, je remontais la longue avenue Bruat « pacificateur » colonial de Tahiti devenue Pouvana’a a Oopa premier indépendantiste.
La plupart du temps, j’essayais de stationner au parking Pomaré près du Parc Bougainville, où se voit le buste de Pierre-Antoine érigé en 1909, plus tard flanqué d’un canon de marine récupéré sur l’épave de la Zélée coulée lors du raid allemand de septembre 1914, et traversais cet îlot de paix soustrait à la circulation automobile, m’asseyais sur un banc près de la rivière Papeete peu profonde où nageaient des tilapias, bordée d’une bambouseraie et de plantes tropicales à l’ombre des badamiers et des manguiers, devant le panneau rendant hommage à Philibert Commerson, le botaniste de l’expédition de 1769, et rappelant que ‘la compagne de Commerson, Jeanne Baret, participe à cette expédition travestie en homme. Elle est ainsi la première femme à faire le tour du monde’, Jeanne elle aussi botaniste, qui avait quitté la Polynésie pour les îles Mascareignes où elle avait rencontré Pierre Poivre, avait enrichi l’herbier qu’elle avait rapporté à paris en 1775, et Louis XVI lui avait attribué une pension et le titre de « femme extraordinaire ».
Non loin se tenait la Poste et devant elle l’hôtel Tiaré où j’avais commencé mon séjour cette année, dans une chambre dont le grand balcon donnait sur le terminal conteneurs et le balai des portiques de déchargement. Je m’étais rendu sur le Motu Uta, avait traversé le port de pêche et la zone industrielle de Fare Fare pour voir depuis l’arrière le panorama offert par ce balcon, respirer l’odeur douce, un peu sucrée, qui flottait autour de l’huilerie de coprah.
Avant de m’installer dans la cabane de Punaauia, j’avais loué la Dacia, acheté un téléphone, avec ce numéro local et cette adresse avais obtenu la carte Marama offrant aux résidents des tarifs préférentiels sur Air Tahiti au nom de la continuité territoriale. Je revenais de loin en loin à Papeete le matin pour m’approvisionner et me rendre à l’agence afin d’organiser mes vadrouilles dans les archipels… »
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