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Bénéficiant de contributions multiples, le présent ouvrage, qui paraît sous la direction de Thierry Martin, est important à plusieurs titres. Il étudie les formes de mathématisation des phénomènes sociopolitiques, telles qu'elles se déploient au XVIIIe siècle en France, ainsi que leurs prolongements à la fois méthodologiques, épistémologiques et politiques. Pensées sous l'appellation problématique d'« arithmétique politique », mais issues également de traditions plus descriptives, ces pratiques manifestent une grande hétérogénéité dans les méthodes employées, les objectifs visés, les objets étudiés. Il importe de retenir qu'il n'existe pas une arithmétique politique française, unissant des individus de même formation, engagés dans une même activité, mettant en oeuvre les mêmes instruments et poursuivant les mêmes buts théoriques et politiques. Au contraire, on assiste à une diversité et une complexité des formes de mathématisation, allant de la simple quantification de données observées à l'ambition condorcettienne de construction d'une mathématique sociale, et mettant le recours aux instruments mathématiques au service de projets distincts. En effet, l'« arithmétique politique » ne consiste pas seulement en un effort de quantification des observations sur la réalité sociale. Il s'agit au-delà de « donner aux propositions sur lesquelles elle se fonde la rationalité de la démonstration mathématique » dans le but d'informer et de guider l'action du pouvoir, et, ultérieurement, des représentants de la nation et des citoyens. Cette articulation entre logiques, savoir-faire et pratiques s'engendre dans la diversité.
Prendre la mesure de cette diversité, en explorer les sources, le développement temporel et les conséquences, mais aussi dégager, s'ils existent, des points de rencontre ou de convergence, tel est le projet qui anime l'équipe de chercheurs d'horizons divers (démographes, économistes, mathématiciens, sociologues, historiens des sciences et philosophes) réunis pour cette aventure.
Sont alors interrogées la relation essentielle que manifeste la pratique politique républicaine avec la statistique, les difficultés propres à l'analyse du mouvement d'édification de l'entreprise de mathématisation des phénomènes sociaux et politiques, l'évolution des représentations de l'arithmétique politique que véhicule le discours encyclopédique, la solidarité constitutive de la démographie statistique naissante et de la physique corpusculaire que révèlent les oeuvres de Daniel Bernoulli et de Laplace.
L'ouvrage se propose également de mettre en évidence l'originalité de la contribution de Vauban à cette entreprise de mathématisation du politique, celle de l'attitude de Montesquieu à l'égard de l'arithmétique politique, de la posture épistémologique de l'oeuvre de Deparcieux, celle de la démarche mise en oeuvre par Buffon dans ses travaux d'« arithmétique morale ». Sont aussi étudiées les places respectives occupées par l'arithmétique politique et l'économie dans l'oeuvre de Morellet, l'originalité du traitement de l'incertitude chez d'Alembert, l'application laplacienne de la « probabilité des causes » au problème du taux de masculinité, la méthode expérimentale de Moheau développée dans ses Recherches et Considérations, le projet statistique de Lavoisier, les travaux démographiques de Guillaume Daignan, les contributions de Messance à l'arithmétique politique.
Enfin, débordant le cadre strict de l'« arithmétique politique française », mais permettant d'en éclairer en retour la spécificité, l'ouvrage élargit son champ d'études pour considérer le développement de l'arithmétique piémontaise et sa relation à l'arithmétique politique française, la candidature de Donnant au concours de l'Académie de Turin sur la statistique de 1803-1805, prétexte à une confrontation des traditions statistiques françaises, allemandes et italiennes, le retard dont font preuve les compagnies d'assurances au cours du xixe siècle dans leur usage des tables de mortalité. La question de savoir si cette tradition trouve des prolongements jusqu'à nous se trouve posée par l'analyse du mouvement technocratique qui se met en place à la suite de la grande crise de 1930, et par la réflexion épistémologique sur la modélisation qu'appelle le développement contemporain des sciences sociales.
Ainsi, l'opposition classique entre la statistique qualitative caméraliste universitaire allemande et l'arithmétique politique à l'anglaise doit être considérablement atténuée pour la France du xviiie siècle : l'évolution n'est pas linéaire et le rôle de la quantification comme voie d'accès unique et irréversible vers un degré supérieur de scientificité est ici mesuré et nuancé. L'ouvrage constitue alors, dans son ensemble, une réflexion sur l'histoire des sciences, à partir d'un champ de recherches original, riche en pistes et en découvertes.
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