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Entre âpre réalité et conte noir, pour Dorothy et Alice, le Sud vaincu est bien différent d'Oz et du pays des merveilles... La guerre de Sécession s'est achevée. Trois anciens confédérés reviennent sur les terres dévastées d'un Sud exsangue. Leur chemin va croiser celui de deux jeunes filles : Dorothy qui a vécu le pillage de sa ferme comme une tornade et Alice qui semble s'être réfugiée de l'autre côté du miroir pour oublier. Ils se retrouvent tous dans un monde qu'ils ne reconnaissent plus. Ces cinq âmes blessées vont chercher une raison d'accepter la réalité et tenter de retrouver leur humanité au milieu des ruines laissées par cette guerre fratricide...
Ce premier tome d’un futur diptyque est très original d’abord parce qu’il aborde l’après-guerre de Sécession du point de vue des victimes : une jeune femme Dorothy et une petite fille Alice qui se trouvent mêlées à un conflit dont les tenants et les aboutissants leur échappent. Et cet angle de vue est présenté à travers la pratique de l’intertextualité : Damien Marie annonce dès la page de garde ses « sources/références/hommages » : « The Wonderful Wizard of Oz » de Frank Baum et « Alice’s Adventures in Wonderland » de Lewis Carroll. Pour lui, ces deux œuvres ont comme point commun le basculement d’un enfant dans un autre monde sans aucun repère. Et il se sert de ces deux grands classiques de la littérature enfantine anglo-saxonne, pour donner à comprendre le traumatisme vécu par les deux protagonistes : la guerre a eu l’effet d’une tornade pour Dorothy en balayant tout son univers ; la petite Alice pour échapper à ses cauchemars s’est, quant à elle, réfugiée « de l’autre côté du miroir ». Elle a suivi un lapin blanc imaginaire auquel elle s’adresse et elle parle également au fantôme de sa mère morte sous les coups et les violences des Nordistes. L’horreur de la guerre et de ses exactions est ainsi rendue encore plus grande par contraste. On a les références familières à la chenille, au chapelier et à la reine du conte de Carroll ainsi qu’à la route en briques jaunes du Magicien d’Oz par exemple, mais on est loin des figures drôles ou merveilleuses du texte source : ce sont des surnoms donnés à de véritables bourreaux qui tuent et violent et les « briques jaunes » sont les lingots volés du trésor de guerre sudiste. Et dans le texte comme dans le dessin de l’album, rien n’est édulcoré ou embelli, bien au contraire. Aucun manichéisme ne règne : on n’a pas d’un côté les gentils nordistes humanistes et de l’autre les méchants sudistes racistes. Les nordistes sont présentés comme des pilleurs malgré leurs idéaux et l’apitoiement qu’on pourrait éprouver pour les confédérés est mis à mal par l’évocation des premières exactions du Ku Klux Klan. Dans « Après l’enfer », malgré le sous-titre « le jardin d’Alice », rien n’est bucolique : tout est cru, dérangeant voire insoutenable parfois…
Ces deux femmes meurtries vont croiser la route de trois soldats sudistes démobilisés, des « rebs » devenus parias qui pourraient représenter les trois compagnons de Dorothy dans le conte de Baum : Hunk l’épouvantail, Hickory, l’homme de fer et Zeke le lion peureux qui viennent d’apprendre fortuitement que les « douze » ont mis la main sur le trésor de guerre des Sudistes. Tous trois, « gueules cassées », n’ont plus foi en eux ni en l’homme et souffrent également de stress post-traumatique. Comme dans le conte originel, il va leur falloir suivre un véritable parcours initiatique pour se reconstruire et se retrouver après cette guerre fratricide absurde et meurtrière. Ils trouvent une raison de vivre en accompagnant Dorothy et Alice dans leur recherche des Douze et en se lançant ainsi à la poursuite du trésor volé.
A ce scénario surprenant, qui détourne les archétypes, correspond le traitement graphique tout aussi bluffant de Fabrice Meddour. Il propose de magnifiques planches aquarellées, rehaussées à l’encre ou au pastel sec, souvent monochromatiques. Et il choisit d’associer les couleurs froides (marrons foncés, gris bleutés, verts) à la guerre dans une palette qui peut parfois rappeler celle de Maël dans sa tétralogie des tranchées, Notre mère la guerre, tandis qu’il utilise des tons chauds pour les pages consacrées à ses héroïnes qui évoquent le feu et le sang. L’aspect monochromatique transmet au lecteur le sentiment de « dé-réalité » qu’éprouvent les héros face à l’horreur des tranchées ou des pillages et permet également de faciliter le passage d’une époque à une autre. Seul petit bémol : on regrettera le traitement informatique des onomatopées qui tranche bien trop avec le côté travaillé des vignettes. On appréciera, en revanche, le traitement des personnages qui apparaissent souvent protéiformes. Meddour change l’aspect physique de ses héros au gré de leur évolution psychologique retrouvant ainsi de façon subtile une dimension du conte : la métamorphose. Dorothy apparaît très souvent comme une belle jeune femme mais est présentée aussi sous les traits d’une enfant quand son environnement l’accable ; Hunk, défiguré, devient presque beau quand il recouvre son humanité au contact des deux héroïnes.
A la fin de ce premier tome, le décor est bien campé, les personnages superbement caractérisés et les fils de l’intrigue noués. Vivement le deuxième !
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