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Cet étonnant roman se déroule en Russie dans un monde d'après, près de trois sièles après une catastrophe nucléaire surnommée l'Explosion, dans un petit bourg perdu quelque part entre steppes et forêts. Un certain Fiodor Kouzmitch, le Grand Mourza, y exerce un pouvoir totalitaire. le récit nous fait suivre les tribulations de Benedikt, modeste fonctionnaire qui copie d'obscurs textes ou des oukases transmis par le tyran.
Pendant une bonne moitié du récit, l'intrigue est assez statique, Tatiana Tolstoï préférant prendre le temps de poser un décor pour le moins déconcertant, enchaînant avec une exhaustivité quasi encyclopédique des descriptions précises de tous les aspects de cette communauté imaginaire ( ses fêtes, le travail, les variations saisonnières, la nourriture etc ).
On a beau être dans un récit dystopique, le lecteur cherche à retrouver des indices spatio-temporels familiers. Et là, tout est brillamment brouillé. Une catastrophe nucléaire ? Forcément, on pense à Tchernobyl puisque l'autrice a commencé à l'écrire en 1986. Ici aussi, il y a des Séquelles sous la forme de mutations grotesques qui transforment les habitants en véritables freaks dont les corps s'ornent de crêtes de coq, de griffes ou d'ouïes ; même la faune et la flore sont étranges, avec des lièvres noirs à la chair venimeuse qui volent. Il y a même un Slynx, créature monstrueuse tapie dans la forêt que personne n'a jamais vu, mais dont le cri lugubre kyyyss ! kyyyss ! annonce une attaque horrible qui vide un homme de toute sa raison.
Si on est en 1986, alors on est au début de la Perestroïka, et en effet, le Slynx pourrait être une satire féroce des tensions de la société post-soviétique … à moins que ce ne soit une satire de l'URSS tout court ( l'Explosion serait alors la révolution bolchevique de Lenine en 1917 ? ) car le bourg de Fiodor-Kouzmitchsk connait la faim, des pénuries chronique et du rationnement, a une police politique et une nomenklatura.
Et en même temps, le décor à proprement parler est celui d'une Russie tsariste éternelle avec ses fêtes paysannes, ses isbas noircis protégés par des hautes palissades de pieux, et son parler archaïque que Christophe Glogowski a traduit par une langue matinée d'ancien français rabelaisien pour lui conserver toute sa verve ludique, ainsi que la grivoiserie de certains passages.
Chaque page étonne et détonne dans ce miroir déformant de la politique russe du XXème siècle, à l'anachronisme permanent qui donne l'impression de traduire un éternel recommencement, incapacité de la Russie à rompre la malédiction qui l'empêche d'intégrer pleinement l'Histoire.
Même si j'ai senti que pas mal de références m'échappaient, j'ai trouvé l'inventivité de ce texte incroyablement stimulante. Drolatique aussi tant l'autrice a l'imagination truculente pour nous plonger dans cette communauté fruste et arriérée qui a régressé jusqu'à un nouvel âge de fer au point de se nourrir de souris sous toute ses formes. On se sent presque indécent de rire d'autant de misère, mais le rire gras est bien présent.
Tout le récit est vu au travers du personnage de Benedickt dont l'évolution s'accélère dans la deuxième moitié. Au départ, il incarne la servitude passive d'un peuple soumis par un régime totalitaire. Et puis, il est initié aux livres anciens, écrits pré-Explosion, interdits et pourchassés par le régime du Grand Mourza, qui seuls peuvent donner au passé son mode d'emploi et peut-être sonner l'heure de la révolte.
« Toi, Livre, toi seul oncques ne me trompes, ne me malmènes, ne m'offenses, ne me quittes ! Silencieux, tu ris pourtant, tu cries et tu chantes ; humble et docile, tu me comprends me stupéfies, me taquines, me séduis ; tu es si petit, et cependant peuplé de lettres, mais pour peu que tu le veuilles, tu me fais tourner la tête, me déroutes, me chavires, m'embrumes, et voilà que perlent les larmes, le souffle vient à manquer, l'âme toute entière palpite comme une toile au vent, ondule, déploie ses ailes ! »
Un roman très riche, exigeant, mélange de tristesse dystopique, de satire sociale caustique et de farce absurde.
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