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Ce reportage graphique au Antilles françaises nous explique en quoi le chlordécone à été introduit en mettant en danger les utilisateurs et leur environnement tout en connaissant les effets néfastes. La construction est très intéressante et l'autrice revient sur le passé colonial pour mieux expliquer les enjeux actuels et les relations qui existent entre les territoires ultramarins et la métropole
Quand j’ai postulé à la dernière Masse critique pour Tropiques toxiques et que j’ai été retenue, je m’attendais à recevoir une BD retraçant l’histoire du chlordécone ou plutôt la résumant. J’étais loin de me douter qu’il s’agissait d’ un roman graphique de plus de 200 pages, hyper-documenté, dans lequel Jessica Oublié mène l’enquête sur ce pesticide ultra-rémanent utilisé dans les bananeraies de la Guadeloupe et de la Martinique entre 1972 et 1993, malgré sa toxicité déjà parfaitement connue.
Je ne pensais pas qu’il soit possible de réaliser un documentaire avec des reportages ayant comme objet la pollution par le chlordécone des territoires antillais avec toutes ses conséquences de manière aussi exhaustive, en le traitant dans un récit graphique !.
Le constat, aujourd’hui, est absolument atterrant : tous les écosystèmes sont pollués. Près de 800 000 personnes sont contaminées et la justice peine à être rendue…
Quelques jours après son installation en Guadeloupe, en février 2018, Jessica Oublié à travers un reportage sur Martinique la 1re , prend connaissance de la terrifiante histoire de ce pesticide.
Avec les éclairants soutiens de Luc Multigner, épidémiologiste à L’INSERM et d’Éric Godard , ancien chargé de mission interministériel chlordécone de 2007 à 2013, l’auteure va mener une enquête qui nécessitera pas moins de deux années de recherche et l’interview de 136 personnes , aux Antilles, dans l’Hexagone, en Belgique, aux États-Unis, des entretiens avec les divers acteurs concernés sur ce scandale alimentaire, sanitaire et environnemental, véritable scandale d’état…
C’est toute l’histoire du chlordécone, cette substance reconnue nocive quasiment depuis sa découverte qui est retracée, depuis sa mise au point, en Virginie, sous le nom alors de Kepone, par l’entreprise Allied Chemical, utilisé contre les parasites de la banane en Amérique latine, en Europe et en Afrique jusqu’aux répercussions sanitaires, environnementales, alimentaires et économiques actuelles.
C’est d’une vaste fresque historique dont il s’agit. La complexité des interconnexions entre tous les différents acteurs, à savoir les producteurs du pesticide, ses utilisateurs, les chefs d’entreprise, les habitants, les consommateurs, les pêcheurs, les associations, les politiques, les experts, etc … , si elle n’excuse pas et même pas du tout, l’absence d’interdiction du produit et l’urgente nécessité qu’il y avait alors à l’interdire, permet néanmoins de comprendre, un peu, un tout petit peu, la lenteur du processus.
L’écrivaine guadeloupéenne parle beaucoup des békés, ces Blancs créoles descendant des premiers colons, les principaux patrons de l’agroalimentaire. Il faut savoir que le passé esclavagiste imprègne encore aujourd’hui la conscience collective antillaise.
Comment ne pas être indigné et scandalisé quand on apprend par le journal Le Monde en juin 2018 selon l’enquête de Faustine Vincent, que « La quasi totalité des Guadeloupéens et des Martiniquais sont désormais contaminés par le chlordécone, un pesticide ultratoxique ». Et comment ne pas être pour le moins choqué d’entendre dans les propos du président Emmanuel Macron, en février 2019, lors du grand débat national, face aux maires d’outre-mer, alors que le produit est classé cancérigène depuis 1979 cette phrase : « Je ne dis pas qu’il n’y a pas de lien, je dis que personne n’a établi un lien direct. Si on avait établi un lien direct, j’aurais pris les responsabilités qui vont avec », des propos faisant appel « au lien de causalité », qui vont susciter l’indignation, mais comment pourrait-il en être autrement…
En référence à cette notion, sont alors évoqués ces fléaux que sont le tabac et l’amiante.
Après avoir fait cet énorme travail d’investigation sur le chlordécone qui aujourd’hui encore continue d'empoisonner l'eau, la faune et la flore, Jessica Oublié n’oublie pas de rajouter qu’une catastrophe peut toujours en cacher une autre et laisse Marie-Monique Robin réalisatrice et écrivaine expliquer comment le glyphosate, mieux connu sous le nom de Roundup, une substance chimique fabriquée depuis 1974 par Monsanto, l’herbicide le plus utilisé au monde, classé en 2015 par le Centre international de recherche sur le cancer comme probablement cancérigène et étant aussi un perturbateur endocrinien, sur lequel nous disposons donc de tous les éléments pour le retirer du marché, est toujours utilisé en France. Difficile de lutter tant l’industrie chimique est puissante et les collusions avec l’État nombreuses.
En France, en 2020, des dizaines d’institutions et agences de surveillance, de contrôle et de régulation devraient être nos boucliers contre des substances nocives, malheureusement on peut en douter tant à chaque fois qu’il a fallu retirer du marché un produit que l’on savait très lucratif mais dangereux, l’industrie a organisé la polémique pour protéger ses intérêts.
La dernière partie de cet épais ouvrage si bien documenté, fait le point sur la situation actuelle et son titre très évocateur : Repenser les ponts possibles entre tous les êtres du vivant et ainsi édifier le monde d’après, laisse le lecteur sur petite lueur d’espoir, j’ai bien dit petite lueur…
En se mettant elle-même en scène au sein de la BD, en incluant des séquences « minute wiki science » où des scientifiques apportent leur lumière, ou encore en insérant quelques photos de témoins, de la photographe Vinciane Lebrun, Jessica Oublié réussit brillamment à mettre en scène ce monstrueux scandale du chlordécone, sans jamais lasser ou perdre le lecteur dans des propos trop complexes. Pour cette démarche quasi titanesque, le dessinateur Nicola Gobbi a réussi à croquer des personnages aux traits particulièrement expressifs, à créer des décors très soignés, et les explications scientifiques sont également bien mises en scène. Quant aux teintes utilisées par la coloriste Kathrine Avraam, elles sont judicieusement choisies et adaptées, bien colorées lorsqu’il s’agit d’évoquer la luxuriance de la nature antillaise.
De temps à autre de courts propos en créole traduits en bas de page apportent une couleur supplémentaire et de la vérité au récit.
J’ai également beaucoup apprécié la variété de la mise en page.
Bien que le sujet soit on ne peut plus sérieux, Jessica Oublié a su inclure dans son récit quelques notes d’humour, bienvenues, n’hésitant pas à mettre en scène différents intervenants dans un mémorable tournoi de tennis où les joueurs échangent leur point de vue et où les spectateurs ont eux aussi le droit à la parole et n’hésitent pas à invectiver ou huer les joueurs s’ils trouvent leurs propos mensongers.
Seuls les caractères un peu trop petits à mon goût ont pu parfois gêner ma lecture.
Tropiques toxiques – le scandale du chlordécone, un titre qui n’est pas sans faire référence à Claude Lévi-Strauss est un ouvrage de vulgarisation maîtrisé de bout en bout qui ne peut laisser personne indifférent, car où que nous vivions, cette histoire nous concerne.
Si vous en doutez, voici ce que dit cet éminent épidémiologiste William Dab : « Tout au long du XXe siècle, notre état de santé n’a eu de cesse de s’améliorer. Mais nous pourrions prochainement assister à sa régression, notamment en raison des expositions environnementales. »
Si ma chronique vous a paru un peu longue, veuillez m’en excuser mais je n’ai fait qu’effleurer la richesse de ce bouquin. Il y aurait encore tant à dire…
Si vous êtes un tant soit peu intéressé par l’actualité et si vous ne désirez pas vivre dans un environnement à jamais pollué, plongez-vous illico dans Tropiques toxiques !
Un immense et sincère merci à Babelio et aux éditions Steinkis – Les escales, collection Témoins du monde.
Chronique illustrée à retrouver sur : https://notre-jardin-des-livres.over-blog.com/
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