« C’est très important pour moi de trouver une forme qui aille avec ce que je veux exprimer dans mes romans ».
Seize ans après Dans ces bras-là (Prix Femina 2000), Camille Laurens publie Celle que vous croyez (Gallimard), un grand roman sur la passion à l’heure de Facebook.
Par dépit amoureux et pour surveiller un homme qui la délaisse, Claire, 48 ans, crée un profil sur Facebook, mais à l’image d’une jeune femme de 24 ans. Elle se lie avec le meilleur ami de son amant et ne tarde pas à se retrouver prise au piège d’une attirance réciproque et profonde. Oui mais voilà : Claire n’a pas 24 ans, mais 48. Ce qu’ignore l’homme de 36 ans qui succombe au charme de son interlocutrice sur Facebook.
- Celle que vous croyez est un roman sur le désir… La façon d’en parler change-t-elle quand on a passé 50 ans ?
Oui, quinze ans après avoir écrit Dans ces bras-là, le traitement du désir prend une allure un peu plus sombre. Ou le livre est plus lucide, peut être. Mais quelque chose a changé dans le rapport à l’autre, lié à l’âge, au constat qu’une femme est d’abord objet de désir, puis objet de l’indifférence, voire du rejet ; elle est peu à peu néantisée dans le regard de l’autre masculin.
- Comment l’idée du roman est-elle venue ?
Quand Proust fait entrer le téléphone dans La Recherche, c’est à l’époque un outil très nouveau qui a une dimension très romanesque – « Ne coupez pas ! ». L’équivalent à notre époque c’est Facebook. Je n’en suis pas une « addict », mais ça m’intéresse. J’ai commencé à observer ce qui se passe, des choses qu’on m’a racontées. Facebook offre la possibilité de déguiser son identité, et change le rapport amoureux. La jalousie numérique, par exemple, est en plein essor. Des divorces ont été causés par des posts sur ce réseau social. Mais je n’ai pas écrit un roman sur un outil médiatique, je m’en suis servi comme d’un outil romanesque.
- La construction brouille les pistes entre le réel et la fiction : qui est qui ? Quel effet recherchiez-vous ?
Je voulais qu’on se demande où est la fiction et où est le réel, c’est à dire trouver une forme adaptée à la question posée par l’outil Facebook, pour que le lecteur ressente ce qu’éprouve le personnage, la confusion entre l’imagination et la réalité, le possible et le virtuel. Le roman lui même est construit comme ça : le lecteur, pas plus que Claire ou Marc ou Chris, ne sait ce qui est réel ou fictif. C’est très important pour moi de trouver une forme qui aille avec ce que je veux exprimer dans mes romans, qui posent toujours la question de la vérité.
Le projet de ce livre était aussi de ne pas raconter une histoire linéaire, d’un début jusqu’à une fin, mais plutôt de décliner tout ce qu’on peut raconter d’un personnage sous différents angles. Quant à vous expliquer la démarche dans le détail, je ne le pourrais pas. Ce livre a d’abord tourné dans ma tête pendant au moins deux ans. Je suis contente d’avoir réussi à l’écrire, mais au départ c’était une espèce de chaos pas vraiment organisé.
- Dans votre livre, l’héroïne tombe vraiment amoureuse d’un homme qu’elle n’a pas vu. Peut on réellement aimer quelqu’un qu’on n’a jamais rencontré ?
Oui, car sans le connaître, elle accède à des supports : elle le voit en photo, elle l’entend puisqu’ils parlent au téléphone, et puis il y a les mots qu’ils échangent, ils tchattent. Cette perception visuelle, sensuelle et imaginaire crée l’amour, c’est essentiel.
Quand on se rencontre dans la réalité, on tombe amoureux d’un détail, d’un geste, d’une façon de sourire, c’est ténu. Dans le virtuel, c’est la même chose. On voit les bons côtés car l’autre ne montre que ce qui le valorise. Dans le livre, Chris est l’amant parfait : beau, tendre, toujours d’accord avec ce qu’elle envisage. Comment ne pas tomber dans l’imaginaire et l’idéalisation, donc dans l’amour ? C’est après que la réalité arrive.
- On dit que le désir veut conquérir et l’amour veut retenir. Or pour Claire, votre héroïne, le désir est amour, c’est à dire ?
Elle n’entend pas le mot désir au sens sexuel, qui serait suivi du coït, mais dans un sens plus vaste. Il inclut fortement l’érotisme, mais il est l’élan vers l’autre. C’est vraiment l’idée du désir amoureux, pas juste du désir sexuel. Claire a une expérience de l’amour et du désir liée à la perte : on ne possède jamais l’objet de l’amour, il est déjà perdu, donc éternellement désiré.
- Vous écrivez : « Raconter le sexe, c’est montrer l’humanité, sa possible bonté, sa puissance transfiguratrice »
Le réel c’est le corps. Etre en contact avec son propre corps et le corps de l’autre, c’est un moyen de connaissance pour moi. La réalité se touche, le reste est de l’ordre de la projection imaginaire. La sexualité est un moyen de connaissance humaine que je trouve trop souvent négligé en tant que tel.
Dans la Bible, connaître veut dire avoir une relation sexuelle. Je trouve que c’est très juste. On a tendance à dévaluer la sexualité alors qu’humainement elle peut faire advenir profondément quelque chose de l’autre qui était peut être caché sous la rudesse ou la brutalité et qui finalement se révèlera tendresse, attention à l’autre ou compréhension. Bien sûr, on peut jouer, dissimuler ou simuler dans la relation érotique mais pas tant que ça. En tout cas, cela dit vraiment quelque chose de ce qu’on est.
- Le 29 janvier, vous avez publié dans Libération une tribune sur Cologne, « De l’archaïque misogynie ordinaire ».La misogynie fait elle son grand retour ?
Dans les sociétés occidentales, il est de bon ton de dire qu’on n’a plus besoin du féminisme, que, certes, subsistent des inégalités professionnelles entre hommes et femmes, mais que globalement tout va bien. Alors que c’est seulement plus refoulé, ainsi que le montrent les travaux de Françoise Héritier sur l’inconscient archaïque. Dans d’autres sociétés, la misogynie est d’ailleurs considérée comme normale, « naturelle ».
Je dédie mon livre à l’écrivaine Nelly Arcan qui s’est suicidée à 36 ans. Avant de se donner la mort, elle avait écrit La Honte, un texte dans lequel elle relatait son expérience lors d’une émission télévisée à laquelle elle était invitée, au Québec. Tous les hommes présents regardaient son décolleté en ricanant et l’interview a rapidement dérapé du livre à sa personne. Elle s’est sentie humiliée. La femme est encore largement considérée comme un simple corps, un paraître, au détriment de son être et de ses œuvres.
C’est toujours la question du pouvoir qui doit rester aux mains des hommes dans tous les domaines. Y compris en amour. Qui prend le pouvoir et pourquoi ? Un exemple : la question de la différence d’âge ne dérange personne quand un homme mûr a une femme plus jeune qui ne travaille pas. Il exerce une forme de pouvoir sur elle puisqu’il lui donne de l’argent. Dans l’autre sens, si une femme plus âgée a un compagnon plus jeune à qui elle donne de l’argent, alors cet homme est considéré comme un gigolo. Mais c’est tout de même encore lui qui prend le pouvoir en empochant l’argent. Dans les deux cas, c’est l’homme qui sort dominant. Si vous êtes une femme, d’une manière ou d’une autre, encore trop souvent, on vous le fait payer.
Propos recueillis par Karine Papillaud
Bel entretien qui donne envie de découvrir le nouveau roman de Camille Laurens. Ce sera l'une de mes prochaines lectures.