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« C'est le tout autre tableau. Il n'y en a qu'un. Il n'y en a pas d'autre. C'est le premier ou le dernier. Celui qui va. À la lettre. À la ligne. Il va jusqu'à la fin de l'an entre les ans, et il revient de l'avent à l'avent. C'est l'avent de Hantaï, son avance infinie sur tout tableau, sur peindre et la peinture, sur lui-même d'abord. C'était en 1958 et 1959. Il s'est mis à peindre le temps. La date devient La Date, le donné de toute date. Ce tableau est fait d'encres noire, violette, rouge, verte du matin au soir trois cent soixante cinq fois, jamais de rose.
À la fin il est : rose. Est. Rose. Le, la Rose : est «sans pourquoi», aura dit, pour Simon Hantaï, d'avance, Angelus Silesius. Il est Rose absolu - Rose d'être sans Rose.
Un an, à mon tour, je me laisse conduire par cette «chose», dies Ding, ce rassemblement de signes, ce «tableau», ce mystère. Il y a, dans la vie de mon regard, deux ou trois tableaux au monde qui me mènent. Il y a le Boeuf Écorché, l'autoportrait de Rembrandt le plus cru, il y a Le Chien à demi enfoui ou déterré, l'autoportrait en jaune de Goya. Il y a L'Écriture rose, l'autoportrait de Hantaï.
Qu'est-ce qu'un «autoportrait en peinture» ? On regarde la chose (de) Hantaï et tout est déplacé, tous les clichés de pensée de mots, de voir. On découvre qu'on ne sait pas, on n'a jamais su ce qu'est «peindre», «tableau» «peinture» «écriture» «rose» «autoportrait» «couleur» «penser» «voir». Cette chose visible est également invisible. Hantaï a poussé le visible jusqu'à l'invisible, le lisible jusqu'à l'illisible. Ce n'est pas qu'il ait changé de monde : il pousse le monde à bout de monde, le temps aux bords extrêmes du temps. Là-bas au fond, à la fin, ce qui nous attend c'est : le commencement. En avançant le long des chemins du tableau on fait le tour et on remonte aux sources. «De là» on remonte à la source des sources. «De là» c'est son mot, ses deux mots. Simon Hantaï dit toujours «de là». Il part et parle «de là» et : de la. Le sourcier Hantaï nomme et dé-nomme. J'ai fait ce pèlerinage. J'ai remonté le Nil et le nihil, le tout et son rien jusqu'aux sources. Je n'étais pas seule. J'étais avec lui, Simon Hantaï, mon ami, depuis l'enfance, depuis son enfance, lui était avec ses compagnons et ses anges inséparables de son mouvement de genèse perpétuelle : Hegel, Hölderlin, Loyola, avec dieu et diable, avec la croix et la bannière, avec les couleurs des langues allemande hongroise française latine, grecque, avec judaïsme et catholicisme, avec passion. Et moi j'étais avec Rimbaud, Celan, Proust, Nerval,... Je cherchais, je cherchais et il me regardait chercher, attendant, patiemment, généreusement, que je trouve.
Je crois avoir trouvé la source et le coeur du Tableau tout autre. Lisez et vous verrez. Ne vous impatientez pas aux préparatifs, ne vous étonnez pas : comme lors des grandes quêtes qui vont traverser la mort, comme dans le Bardo Tödöl ou l'Apocalypse, le voyageur en l'Orient de l'être part équipé d'objets et de signes qui sont la provision psychique indispensable à la traversée. Je vous prie d'accepter mes préparatifs : ils ne sont pas capricieux, mais nécessaires. Ce sont des choses ou êtres magiques mais accordés précisément au thème qui résonne dans le «tableau», ce sont les portes secrètes et les marches. J'ai eu besoin d'une chatte aux oreilles roses, de la branche d'aubépine rose plutôt que blanche de Proust, des murmures extasiés sur les couleurs de Goethe ou de Hegel. On le sait depuis Dante ou depuis Novalis et ensuite, on cherche toujours «la fleur». Ici on arrivera à la fin à «la fleur». La fleur est toujours partie[1]. Puis elle revient, cachée. Elle est là, et on ne la voit pas.
Vous verrez comment dans l'histoire légendaire de Hantaï (Hantaï, ce mot désigne un siècle, une oeuvre, une révolution) la fleur est cachée derrière le Tablier. Un vrai Tablier. Il n'y a pas plus Tablier que ce Tablier. Vous verrez enfin, je l'espère, je crois, comment ce petit livre est un traité, traité d'alliance entre peinture et littérature, entre écritures, entre gardiens de tabliers maternels.
Ensuite j'ai choisi de publier trois lettres de Hantaï avec son accord. Trois parmi un certain nombre de ces lettres de Hantaï qui ne sont pas seulement des lettres mais des oeuvres d'art. Lequel ? Un art autre, un art où penser, calligraphier, dessiner, tracer s'échangent et se doublent. Ces choses sublimes, sont-elles dedans, sont-elles dehors ? Elles sont les anges étranges qui accompagnent l'illumination. ».
H. C..
P.-S. : Le dimanche 24 Octobre 2004 sont arrivées à ce livre 10 lettres de résurrection. Elles l'ont repris au vol, de façon imprévue. Ces lettres avaient éclaté entre S. H. et H. C. lorsqu'à la fin de l'année 2003, Simon Hantaï avait reçu le texte du Tablier comme un coup à la porte du coeur. - Mais, me dit-il, on ne les montre pas elles restent couchées dans la maison, au fond du temps. Elle reparaîtront après notre mort.
J'en convins, naturellement. Ainsi fus-je faite gardienne d'un trésor à venir.
Mais voilà que tout à coup - ce qui était impossible il y a quelques mois, la parution de ces moments d'incandescence intime de Simon, - c'est possible. - Je pensais c'est après ma mort, dit-il, mais maintenant les événements ont décidé autrement... ».
[1] Dit Jacques Derrida dans Glas. En ce moment même (septembre 2004), Simon Hantaï est à la recherche d'une fleur perdue hongroise. Il faut tout le temps et sa fleur.
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