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« Ce qui manque furieusement à notre époque, c'est un art de vivre avec les technologies. Une faculté d'accueil et de filtre, d'empuissantement choisi et de déconnexion assumée. Des pratiques qui nous ouvrent le monde chaque fois que l'addiction rôde, un rythme d'utilisation qui ne soit pas algorithmé, une écologie de l'attention qui nous décadre et une relation aux IA qui ne soit ni brute ni soumise. »
À San Francisco, au coeur de la Silicon Valley, Alain Damasio met à l'épreuve sa pensée technocritique, dans l'idée de changer d'axe et de regard. Il arpente « le centre du monde » et se laisse traverser par un réel qui le bouleverse.
Composé de sept chroniques littéraires et d'une nouvelle de science-fiction inédite, Vallée du silicium déploie un essai technopoétique troué par des visions qui entrelacent fascination, nostalgie et espoir. Du siège d'Apple aux quartiers dévastés par la drogue, de rencontres en portraits, l'auteur interroge tour à tour la prolifération des IA, l'art de coder et les métavers, les voitures autonomes ou l'avenir de nos corps, pour en dégager une lecture politique de l'époque et nous faire pressentir ces vies étranges qui nous attendent.
En 2022 Alain Damasio s'est immergé un mois durant au cœur de la Silicon Valley. Son périple commence par une approche du siège social de l'une des GAFAM qui n'est pas la plus vilipendée, à savoir Apple. Et pourtant !
L'entreprise créée par Steve Jobs est en effet « celle qui a fabriqué le plus de fidèles » en créant un univers quasi mystique fondée sur un style de vie commun se distinguant du vulgaire.
Face au « Ring », nom donné au mastodonte qui héberge les 12 000 petites fourmis œuvrant pour la marque à la pomme, l'essayiste souligne la contradiction entre la coolitude affichée par la multinationale et la dépendance à laquelle il soumet ses utilisateurs (on pourrait même parler d'adorateurs).
Dans un deuxième chapitre dans lequel il développe son appétence pour la science-fiction, Alain Damasio se penche sur la voiture autonome qui, c'est l'objectif affiché,« va conforter et optimiser nos paresses » et, surtout, fournir des datas aux assureurs pour mieux fliquer les consommateurs.
L'auteur poursuit en décrivant par le menu l'enfer des contrôles effectués dans un aéroport américain. La « sacro-sainte sécurité », qui n'empêche pas les attentats et auquel nous nous soumettons sans piper mot, est selon lui conçue « pour nous dissuader gentiment de bouger ».
Quand nous regardons un film sur Netflix plutôt que de nous rendre au cinéma ou quand nous commandons un dîner sur Uber Eats plutôt que d'aller dans un restaurant, nous favorisons cette propension à l'immobilité qualifiée de « technococon ». Ce constat est flagrant dans la deuxième mégapole la plus peuplée des States où les « lieux publics sont déjà moribonds » et où la misère la plus criante côtoie la richesse la plus obscène.
C'est le cas du quartier de Tenderloin situé à quelques encablures du siège de Twitter. Le triomphe de l'individualisme et le refus de l'altérité sont ici patents. Ils sont le résultat des inventions conçues par des handicapés sociaux, « essentiellement des autistes » souligne un libertarien lucide, dans un pays qui n'est qu'une juxtaposition d'individus se regroupant en communautés pour « ne pas finir atomisés ». On n'est bien loin de l'idée de nation...
Et les réseaux sociaux sont le stade ultime de la consécration de l'ego, preuve des mutations anthropologiques qui dématérialisent les relations humaines.
Les contrechroniques de San Francisco (clin d'oeil à Armistead Maupin ?) relatent une rencontre étonnante et décisive entre Alain Damasio et Arnaud Auger, l'un des dirigeants d'un laboratoire d'innovation détenu par une banque française.
À l'orée des années 2020, Arnaud Auger « fonctionne » comme les personnages des « Furtifs », dernier roman de l'auteur de « La Horde du Contrevent » qui évoluent en 2042. Ironie du sort !
Arnaud Auger porte une bague et des Ray-Ban connectées, une Apple Watch, un patch qui suit son taux de glucose. Last but not least, il a ingéré un capteur pendant un mois pour surveiller la bonne santé de sa flore intestinale.
Pourquoi ? demande Alain Damasio. Pour être performant répond l'homme augmenté, mais néanmoins chaleureux.
Pourtant, la collecte des données autorisera les compagnies d'assurance et autres mutuelles à refuser de protéger certaines personnes trop fragiles ou aux comportements déviants.
Les produits de technosanté sont développés et commercialisés tellement vite et en toute impunité que les politiques, qui sont censés prévoir l'avenir, sont impuissants. Alain Damasio parle même de « démission collective ».
Quant à notre doudou qu'est devenu le smartphone, il corrompt notre nature de Sapiens. « On ne travaille, ne joue, ne crée ou n'habite on ne se déplace, ni n'échange, ne pense, ne danse ou ne baise comme on le faisait il y a encore trente ans » constate l'auteur.
Loin d'être technophobe, Alain Damasio prône « un art de vivre les technologies » en suggérant de casser la dépendance qui nous enferme « pour mieux dégager ce qui fait notre authentique plus-value d'humain ».
C'est l'éducation nationale qui devra s'y atteler « pour émanciper nos collégiens et nos lycéens par la connaissance et la pratique lucide des réseaux ».
Avec « ce voyage intérieur en terre digitale », Alain Damasio nous offre une réflexion stimulante et indispensable dans laquelle ceux qui nous gouvernent devraient se plonger.
EXTRAITS
La matérialité du monde est une mélancolie désormais.
Il est temps de passer de la civilisation du plus à la civilisation du mieux en matière de data. Bref du quantitatif, écologiquement obscène, au qualitatif fin.
Nous n'avons pas besoin de devenir plus-qu'humain : nous avons juste besoin de devenir plus humain.
http://papivore.net/documentaire/critique-vallee-du-silicium-alain-damasio-seuil/
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