"C'est qui, là ?" – "C'est Liliii !"
Pour la petite fille qui joue avec sa grand-mère Nati à la ritournelle du "c'est qui sur la photo ?", la réponse est évidente. Même si elle a dû mal à se reconnaître dans le nourrisson sur l'image encadrée, elle sait que c'est elle, Lili. Pour la jolie...
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"C'est qui, là ?" – "C'est Liliii !"
Pour la petite fille qui joue avec sa grand-mère Nati à la ritournelle du "c'est qui sur la photo ?", la réponse est évidente. Même si elle a dû mal à se reconnaître dans le nourrisson sur l'image encadrée, elle sait que c'est elle, Lili. Pour la jolie femme qui la tient à la saignée de son bras, c'est plus flou. On lui a dit que c'était sa maman. Sa maman aujourd'hui décédée mais qui de toute façon a abandonné sa toute petite fille de onze mois, incapable d'assumer son rôle de mère. Lili grandit donc avec son père, d'ailleurs c'est lui qui l'appelle Lili – diminutif de Liliane – alors que son premier prénom est en réalité Barbara, le prénom choisi par sa mère, Barbara, "comme la chanteuse" mais ça, elle ne le saura qu'à sa rentrée à l'école.
Sa petite enfance est donc auréolée de mystères insondables, parce que les adultes ont "la paresse de chercher les mots, à la fois simples et justes, qui pourraient l'éclairer, et du coup, elle s'attarde dans l'ignorance et la crédulité, et aussi dans de confuses inquiétudes." Heureusement, il y a les oiseaux de la volière, qu'elle entend de sa chambre et qui la rassure par leur présence, non qu'ils chantent de jolies mélopées, non, ce sont des oiseaux captifs qui craillent, glapissent et croassent mais qu'importe, ce "bestiaire sonore enchante (la) petite enfance" de Lili, parce qu'il est "la voix du commencement, d'une attente indéfinie infusée de mélancolie, de patience et d'émois oscillant entre chagrin et ravissement. Voix de sa solitude avec son père."
Et puis un jour, cette solitude à deux est "congédiée", le père se remarie avec Viviane, ancienne mannequin déjà mère de quatre enfants, trois filles dont deux jumelles et un garçon, tous de pères différents, inconnus pour certains. Nouvelles inquiétudes, nouvelles interrogations pour la petite Lili, il faut s'habituer à la présence de frère et sœurs qu'elle n'a pas choisi et qui bouleverse le bien fragile "équilibre" entre son père et elle. "Ce quatuor ne lui donne pas une famille, il lui impose plutôt une tribu encombrante." Elle se sent moins aimée par son père, un père "trop soucieux d'équité", craint d'être abandonnée, plus encore quand sa Nati décède. Il ne reste alors plus personne pour lui prodiguer de la tendresse...
Peu à peu, Lili ressent de la culpabilité, et bientôt l'angoisse de grandes questions métaphysiques qui l'assaillent, la traversent, l'envahissent : pourquoi suis-je là ? Pourquoi suis-je moi ? À quoi bon exister ? À quoi bon moi ?
"La stupeur de sa présence au monde, tout en restant de même nature, se déplace, ce n'est plus son origine qui l'intrigue – avant, j'étais où ? J'étais qui, j'étais quoi ? Avant ma naissance, avant ma conception, avant mes parents, et encore avant, indéfiniment avant ?... – mais carrément le pourquoi de sa présence."
Pas de réponse évidemment à ces interrogations essentielles et existentielles, elle a neuf ans, elle se transforme en "point d'interrogation en suspens dans le vide"... Et ce sentiment ne cesse de l'habiter au long de sa vie.
Cette vie nous est racontée, découpée en 49 tableaux-images impressionnistes, tout en subtilité et en nuances. Elle est dramatique, pourtant, cette vie, une vie familiale torturée, compliquée, une vie traversée de deuils et de souffrances, troublée de mystères et de non-dits, mais rien n'est morbide dans ce récit, rien n'est pesant, il n'y a aucune complaisance à évoquer la douleur ou le mal, chez Sylvie Germain, la vie se révèle finalement sereine, alternant délicatement entre ombres et lumières, entre deuils et renaissance. Avec infiniment de subtilités et de nuances, l'auteure déroule le fil du temps, avec ses disparitions et ses naissances, avec ses interrogations et ses révélations, et cette difficulté, éprouvée par Lili-Barbara l'intranquille de trouver sa place dans un monde parfois obscur. C'est à dessein qu'elle a choisi d'évoquer la vie de son personnage par tableaux, car le fragment lui "permet de (se) concentrer davantage sur l'écriture, la description."
Et qu'elle est belle, l'écriture de Sylvie Germain, légère et aérienne, profonde et nuancée, une écriture faite de petites touches comme d'infimes coups de pinceaux qui composent chacun de ses tableaux avec une délicatesse et une sensibilité infinies... Elle sait comme personne aller au fond de l'âme humaine avec poésie et justesse, dépeindre la vie, dans ses violences et ses incertitudes mais surtout dans sa beauté et sa lumière, décrire la quête obstinée et vitale d'amour de ces êtres en manque de tendresse, et accompagner ses personnages et ses lecteurs sur le chemin des possibles rédemptions, sur la voie de l'harmonie malgré les difficultés et les douleurs, de phrase en phrase, de note en note, qu'elles soient cris d'oiseaux ou chant de violoncelle, l'on redécouvre au fil des pages que la vie est précieuse, infiniment.
Tout est grâce sous la plume cristalline de Sylvie Germain "qui se joue du temps qui passe,du temps qui va en recyclant l'avant perdu en après insaisissable, impénétrable, la vie en mort, la mort en vie, le fini en nouveau, le nouveau en ancien, le connu en oubli et l'inconnu en savoir, la présence en absence, le silence en murmure, le plein en nuit, la nuit en rien et le vide en lumière."