"Chéri, tu as une gueule d'écrivain"
" Quand j'ai vu ces deux bougies charbonner dans les ténèbres, je me suis demandé où j'arrivais ? Dans quel port inconnu j'allais devoir entrer à la voile, manoeuvrer à la voile et rien qu'à la voile, accoster en douceur ? Santander ? La Corogne ? Yeu ? Noirmoutier ? La Rochelle ? Je n'ai reconnu Belle-Isle-en-Mer qu'au dernier moment, à l'énorme silhouette oblique de la citadelle Vauban. On a déboulé vent arrière entre les deux môles à peine visibles sous la pluie rageuse, et j'ai viré de bord en catastrophe, suppliant Claudius de baisser la voile, de la tuer. J'espérais ralentir le voilier, lui briser son élan, mais il a filé sur son erre entre deux yachts au corps-mort, deux ombres gesticulantes, et c'est le quai des visiteurs qui l'a fait s'arrêter net ! avec un méchant bruit de ferraille disloquée. Pour morfler, il avait morflé ! Des échelons brillaient comme des yeux. Je suis monté sur le quai passer une amarre à l'anneau. À quoi pouvais-je penser ? Mes mains avaient doublé de volume, le vent m'incendiait les tympans. J'étais sorti du monde civilisé où le mot Littérature a la moindre chance de vous choper au collet. Pourtant je n'avais pas la berlue, quelqu'un me tapait sur l'épaule et crevant les rafales j'entendais ces mots complètement nases, délivrés du nord, du sud, de tous mes fantasmes du moment : - Toi, chéri, tu as une gueule d'écrivain. " C'est ainsi que Yann Queffélec, 27 ans, rencontra Françoise Verny, papesse de l'édition. Un hommage tendre et drôle au chemin que parcoururent ensemble ce jeune inconnu et cette femme aux excès aussi célèbres que ses intuitions. Un hommage à l'écriture, aussi, qui sait faire sa place dans la vie des écrivains par des voies parfois inattendues.
"Chéri, tu as une gueule d'écrivain"
À quoi tient le destin ?
Yann Queffélec a vingt-huit ans quand il décide d’embarquer avec deux amis pour un tour du monde à la voile au départ de Groix. Après soixante-douze heures de navigation, les ennuis s’accumulent. Panne moteur. Qui dit plus de moteur, dit plus d’électricité donc plus d’instruments. Cap sur La Corogne pour réparation. C’est alors que la tempête se lève. Le voilier est balloté, chahuté. Enfin la terre. Pas celle qui était prévue, Belle-Ile. À une quarantaine de kilomètres à vol d’oiseau de Groix. Le bateau atterrit plus qu’il n’accoste sur le quai. Alors qu’il est en train de l’amarrer, on tape sur l’épaule Yann. Une voix sortant de la brume lui dit : « Toi, chéri, tu as une gueule d’écrivain ».
Cette voix, c’est celle de Françoise Verny, éditrice qui fait la pluie et le beau temps dans le milieu littéraire des années quatre-vingt. Après avoir travaillé chez Grasset, elle officie maintenant chez Gallimard. Rendez-vous est pris le lendemain soir pour un dîner.
Lors de ce dîner surréaliste, Yann finit par promettre des pages à Françoise. Car oui, Yann écrit. Rien de probant jusque là, des romans inachevés, des bribes de textes éparses. Maintenant, il faut qu’il se mette sérieusement au travail.
« On a tellement de choses à se dire, Françoise et moi, et c’est moi qui les dis toutes, qui parle jusqu’au matin, promets des pages et des pages, un roman qui touche à son point final, un roman sur… Un roman sur quoi ? Je n’en sais rien, moi. C’est le roman qui dit ce qu’il est, pas l’auteur. L’auteur se contente de l’écrire ou d’affirmer qu’il l’écrit jour et nuit, sur son bateau, dans les estuaires et dans les îles, qu’il en voit le bout. »
Naissance d’un Goncourt nous raconte la rencontre de Yann Queffélec avec Françoise Verny, une rencontre qui va changer son destin. Qui va en faire un prix Goncourt.
L’auteur nous narre avec une tendresse pleine d’espièglerie sa collaboration avec cette femme hors du commun. Une femme tout en excès, à la fois ogresse et maman abusive. Elle sera avec lui jusqu’au bout, jusqu’au Grall, jusqu’au Goncourt. Elle le poussera, l’acculera dans ses retranchements, le harcèlera patiemment. Car il lui en faudra de la patience pour obtenir le meilleur de Yann.
« Alors c’est qui, Françoise Verny . C’est la maman des auteurs, pardi. Une indésirable maman. Chacun la sienne. Elle n’aime pas trop l’idée : « Pas une maman, chéri : une mère maquerelle ! Une patronne de bordel ! » (Quoi de plus bordélique qu’une âme d’écrivain.) Mère maquerelle ou maman pour écrivains en souffrance, elle sait dire « je t’aime » à ceux qui travaillent dur, retravaillent, se dépassent en écrivant. Ce « je t’aime, chéri » nous traverse la peau. Mais elle, Françoise, qui lui dit : « Je t’aime, chérie » ? Personne. La solitude. »
Yann se plonge dans le travail, dans la solitude de l’écrivain. Une solitude égayée par ses dîners homériques chez Françoise. Des soirées qui se transforment souvent en bombardements de nourriture et objets divers quand l’éditrice, imbibée de whisky entre dans l’une de ses prodigieuses colères.
Yann Queffélec nous parle de son travail d’écrivain. De ses romans qui le hantent, de ses personnages qui lui parlent, ne le laissent pas en repos. Il nous raconte ses doutes et ses espoirs, son anxiété quand il remet ses pages à Françoise. Quelle va être sa réaction ? Va-t-elle aimer ? Son roman est-il bon ?
« Je suis d’autant plus malheureux, mortifié, que moi aussi, depuis un an, je vis un miracle de solitude, la nuit, en tête à tête avec La Bête noire, un roman qui me prend toute ma vie, toute ma voix. Je m’endors : il parle, il se moque de moi, il revient sur ce qu’il a dit, il me trouve bien lâche de fermer les yeux, de me reposer. Est-ce qu’il se repose, lui ? Est-ce que la littérature a sommeil ? Est-ce que la tragédie peut se permettre de distraire, une seconde sur le cours des choses, et remettre au lendemain ce qui promet d’être un crime, pas un suicide, non non, trop facile ! Un suicide , oui , s’il on veut, pour la concierge, la police, le toubib, un suicide à l’usure, doux comme un adieu. »
Naissance d’un Goncourt retrace avec beaucoup de verve et d’autodérision le parcours de l'écrivain de ses débuts balbutiants à l’obtention du prix Goncourt. C’est aussi et surtout un hommage plein de tendresse et de drôlerie à Françoise Verny, la femme qui l’a porté sur les fonts baptismaux de la littérature. Une femme qui, l’auteur en est convaincu, lui a été envoyé par sa propre mère décédée quand il avait dix-huit ans. Un récit que je recommande à tous les passionnés de littérature, à ceux qui veulent en savoir plus sur le métier d’écrivain. Quelle belle plume que celle de Yann Queffélec. Je me suis régalé.
« Chéri , tu as une gueule d'écrivain » : Cette phrase aux sonorités du « titi parisien » est en accroche sur la couverture du roman...et elle en dit long sur la papesse de l’édition, Françoise Verny, qui a révélée Yann Queffelec par cette phrase sur un quai à Belle-Île-en-Mer en 1976.
Il y a beaucoup de fascination dans ce roman : Françoise Verny est décrite comme un personnage unique et mythique et magique par son pouvoir d’empathie, sa culture et sa connaissance.
Il y a également la fascination pour le lecteur du génie de l’écriture, de ce petit rien qui pousse à écrire et à se dépasser.
Il y a la fascination d’un homme pour son éditrice et cette relation si particulière qui se crée : « c’était une présence féminine compréhensive, bienveillante, visionnaire, une sorte de maman terrible pantagruélique mais une mère ».
Ce roman est également le moyen de comprendre l’auteur : Yann Queffelec : de ses débuts fracassants en littérature, puis 1985 pour son deuxième roman « Les noces barbares » qui déclenche les honneurs avec un prix Goncourt à l'âge de 36 ans, jusqu’à ce dernier roman « Naissance d'un Goncourt », qui contient la même fulgurance remplie d’humour et de tendresse.
« Naissance d’un Goncourt » est entre le roman autobiographique, le roman historique et roman de société, une lecture unique qui met en mot le mythe de l'édition au Xxème siècle.
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