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« Le 16 novembre 2009, un homme était abattu sur une route de campagne déserte dans la Plaine orientale de la Corse. Je l'avais rencontré une semaine auparavant à l'occasion d'un documentaire sur les filières d'immigration clandestine. Il s'appelait El Hassan M'Sarhati. Il m'avait raconté comment un passeur l'avait acheminé dans l'île, comment il avait travaillé pour des patrons inhumains, comment il se retrouvait à cette époque sans ressource, sans travail, les mains fracturées. Ce jour-là, j'ai fait mon métier, je l'ai convaincu de parler. Il a accepté en m'avertissant : Si je parle, ils vont me mettre en balle dans la tête. C'est ce qui est arrivé. » La justice n'a jamais su qui étaient ces ils. Les assassins n'ont jamais été retrouvés.Antoine Albertini a voulu reconstituer le parcours de cet homme exécuté dans le dos, d'une balle de fusil de chasse. Il a enquêté. Visité les mobils homes où vivent des milliers de déracinés, serfs des temps modernes, qui récoltent le raisin, les kiwis, les clémentines dans les champs corses. Il a rencontré des immigrés clandestins, des avocats, des gendarmes, des vignerons. A travers le destin tragique d'El Hassan, Antoine Albertini révèle le sort de milliers d'hommes dont on ne parle jamais, il décrit une économie, une société, un monde caché. Lorsque le rosé bu par les touristes sur une plage de Porto-Vecchio a un arrière-goût de sueur d'esclaves.
CORSICA OMERTA
Depuis mon voyage à Ajaccio, j'ai eu à coeur de me rapprocher de cette ile que l'on décrie souvent et sur laquelle on va quand même faire un tour de jet ski en juillet. Antoine Albertini, correspondant du Monde en Corse, nous ouvre les portes d'une histoire où l'omerta continue de sévir. Dans ce fait divers (triste expression pour désigner la mort d'un homme), de 2009, El Hassan Msarhat, travailleur clandestin marocain succombe à une balle en pleine tête. Sur la « route de l'ancienne voie ferrée » dans la plaine orientale de San Giuliano, l'errance et le désespoir d'une communauté viennent d'être enfin révélées au grand jour alors que son baladeur numérique continue de grésiller sur le bord de la route.. Antoine Albertini remonte ainsi le temps pour découvrir l'histoire de cet homme et de son environnement. Un corps non dissimulé, sans pièce d'identité, tout est à trouver dans cette sombre affaire. Comme un symbole, le cameraman qui intervient sur le lieu du crime fut le même qui, quelques semaines avant, avait interviewé le travailleur clandestin lui révélant qu'il fallait absolument cacher son visage sinon « ils lui mettraient une balle dans la tête ».
« C'est pourquoi le rosé frais siroté les pieds dans l'eau, les boissons « de fête » pour festivaliers à chapeaux de paille et starlettes de
la télé-réalité exhalent parfois un discret parfum de sueur d'esclave. »
En mettant des mots sur la situation terrible des clandestins maghrébins en Corse, Antoine Albertini modifie les invisibles et muets en âmes incarnées. Avec un talent évident rendant ce livre fascinant malgré le sujet terrible, en nous faisant découvrir un monde cloisonné, parfois hermétique et au coeur d'une omertà bien connu de tous, l'auteur réussit un coup de maître. Si les clandestins sont devenus parfois insaisissables c'est parce que leurs mensonges pour s'échapper de leur misère, sont ficelés et rodés pour éviter d'être reconduits dans leur pays d'origine. Menteur et grande gueule El Hassan détonnait par sa solitude rendant la tâche des enquêteurs d'autant plus difficile. « La Vache » surnom dont il était affublé, buvait beaucoup, aimait les femmes et n'était pas religieux, son seul ami pourrait-on dire était ce casque sur les oreilles qu'il écoutait de manière isolée en permanence. Mais est-ce pour ces 28 secondes d'interview sans nom des « esclavagistes », sans date, qu'El Hassan a été assassiné ? Lui qui affichait la somme de 2€36 sur son compte bancaire ?
Les invisibles aussi est une enquête sur ces femmes et ces hommes qui pour certains ne sont jamais régularisés malgré des années de présence sur le territoire. Chacun aura plus ou moins de chance pour être reconduit ou non dans son pays. Mais ce livre est aussi la dénonciation du tourisme ambiant et de la commercialisation à gogo d'une région à l'état sauvage. Et puis (vous allez me dire que ce n'est pas possible qu'il y ait tout cela mais si) c'est aussi l'Histoire corse et notamment la naissance du nationalisme avec le docteur Simeoni. Histoire fascinante d'un peuple qui accueillait bon nombre de pieds noirs, qui en faisant bouger les lignes grâce à des avantages que n'avaient pas les locaux, ont donné naissance à un patriotisme qui aura les conséquences que l'on connaît. C'est à cette époque puis dans les années 80 que la xénophobie sévira avec 17 attentats en 1 mois (dans la rue Fesch notamment où j'étais il y a quelques semaines) et où le slogan « Arabi fora » fleurit sur les murs corses. Et pourtant, sans eux l'économie corse s'effondrerait comme l'affirme un fonctionnaire des statistiques migratoires.
« On pourrait en attraper 200 par semaine et les reconduire à la frontière mais l'économie de l'île mettrait 3 ou 4 ans à s'en relever si elle s'en relevait. »
On notera le vocabulaire quasi animalier de la formule qui en dit long. Bon nombre d'affaires comme celle d'Ali Haïda, éboueur qui fut sauvagement assassiné par quatre jeunes au matin par « simple jeu », viennent ainsi consolider un sentiment de xénophobie ambiant qui rejaillira sur le système d'immigration clandestine…
Étrange de commencer un livre en pensant découvrir une fiction et soudain, se dire que non, pas du tout, cette « enquête en Corse » n'est pas un roman policier mais une vraie enquête de terrain menée par un journaliste courageux, rédacteur en chef adjoint de Corse-Matin et correspondant du Monde, qui a voulu que soient connues des pratiques dont on parle peu ou pas assez.
Et pourtant…
Pour sûr que vous ne verrez plus jamais vos clémentines corses du même œil, je dis ça mais, à mon avis, les fraises espagnoles dont le rouge séduisant explose sur tous les étals actuellement sont les fruits de la même misère.
Tout commence par un meurtre : celui de El Hassan Msarhati, 40 ans, marocain, travailleur immigré clandestin, assassiné en pleine journée d'une balle dans la tête le 16 novembre 2009 sur la route de l'ancienne voie ferrée de San Giuliano, en Corse.
Pendant plusieurs années, Antoine Albertini a mené l'enquête dans le détail pour tenter de comprendre. Mais « reconstituer le parcours d'un Invisible est une tâche difficile » avoue-t-il et pourtant, il s'y colle et l'on comprend ce qui le motive : quinze jours avant d'être sauvagement assassiné, le travailleur immigré avait prévenu le journaliste : « Si je parle, je vais prendre une balle dans la tête » et il avait parlé.
En effet, devant le micro même d'Antoine Albertini, il avait expliqué ce que tout le monde savait déjà. Un système tout simple : pour ramasser les fruits (clémentines, kiwis, raisins) sur la plaine orientale de l'île (à l'est, entre Bastia et Porto-Vecchio), il faut de la main- d'oeuvre. Beaucoup de main-d'oeuvre. Ça tombe bien parce que de l'autre côté de la Méditerranée, ils sont nombreux à vouloir tenter leur chance en France, obtenir des papiers, et travailler pour que ceux restés au pays s'en sortent un peu moins mal.
Pour ça, des passeurs leur proposent, contre une somme exorbitante (entre six et dix mille euros), un contrat de travail temporaire (au bout de quatre mois, ils doivent repartir) et leur font aussi miroiter l'espoir d'obtenir des papiers. Alors, ils deviennent ce que l'on peut appeler des esclaves modernes : ils sont logés dans des caves humides, des hangars en ruine ou des caravanes pourries : « l'habitat des Invisibles peut être classé sur une échelle allant du « médiéval » au « quart-monde » » et ils travaillent des douze heures par jour pour une quarantaine d'euros. S'ils se plaignent, ils virent. Alors, ils se taisent, disent « oui, oui, d'accord », bossent, ne se soignent pas et vieillissent prématurément. On les appelle les Invisibles. Ils n'ont ni identité, ni statut, sont à peine considérés comme des êtres humains. Ils restent entre eux. Tout le monde sait ça sur l'île mais l'économie insulaire a besoin d'eux, que ce soit dans le domaine agricole ou la restauration, donc on ferme les yeux. C'est comme ça. Cela se nomme un trafic d'êtres humains.
Et en plus, payés en liquide, nombreux sont ceux qui se font racketter, parfois par les membres mêmes de leur communauté ! Terrible cercle vicieux… L'exploitation de l'homme par l'homme.. Pas joli joli...
Quant aux pauvres gendarmes, coincés entre le silence des travailleurs immigrés et de leurs patrons et les hauts fonctionnaires qui préfèrent faire l'autruche afin d'éviter de regarder la réalité en face, ils font tout ce qu'ils peuvent pour mener à bien leur enquête jusqu'à ce qu'on leur demande de s'occuper d'une autre affaire. À moins qu'une mutation ne leur tombe dessus...
El Hassan Msarhati voulait-il dénoncer cet insupportable trafic ? Ou bien a-t-il été victime d'un acte raciste perpétré par quelque petite frappe du coin confondant jeux sur console et réalité ?
Une enquête coup de poing intelligemment replacée dans le contexte historique et socio-économique de la Corse : avec une très grande clarté et beaucoup de minutie, Antoine Albertini explique comment, dans les années 50, les pieds-noirs marocains et algériens acquièrent des terres - des lots importants - et pas mal de subventions de la part du gouvernement français au détriment des petits agriculteurs locaux qui se sentent dépossédés. Les profits sont tels qu'ils entraînent de vives jalousies. Peu de temps après, revendications « nationalistes » et graffiti racistes explosent.
Le journaliste rappelle tous les paradoxes de notre société : on refuse des papiers à des travailleurs dont on ne peut se passer d'un point de vue économique, on les maintient dans l'illégalité ce qui entraîne moult trafics, on tente de les ficher si bien qu'ils préfèrent masquer leur identité et enfin, on accepte que, dans les cuisines des restaurants où l'on passe du bon temps, dans les bureaux, très tôt le matin, avant même que nous y mettions les pieds ou dans les plantations d'agrumes sous un soleil de plomb, souffrent des hommes qui se taisent, des hommes qui ne sont rien. D'ailleurs, quand ils disparaissent, comme ils ne « comptent pour personne » comme le dit un gendarme qui a mené l'enquête, eh bien, on passe à autre chose…
Un texte très fort, bien écrit et qui se lit d'une traite, comme un roman policier (finalement, je ne me trompais pas tant que ça!) : évidemment, je vous en recommande vivement la lecture. L'île de Beauté vire au noir. C'est sombre, bien sombre même. Loin, très loin des clichés touristiques ! Comment imaginer en effet qu'à notre époque et sur notre sol existe encore l'esclavage ?
Quand la réalité rattrape la fiction…
« Dans la France de 2018, les belles âmes rivalisent de compassion envers les migrants, ces centaines de milliers d'hommes, de femmes, de nourrissons africains, libyens, syriens, qui fuient la misère ou l'absurde cauchemar islamiste. Pas une semaine sans cette insoutenable indignation moralisatrice qui pousse les professionnels de la commisération à empoigner un micro pour crier leur solidarité.
Les mêmes ignorent-ils que d'autres migrants, africains, marocains, algériens, pakistanais, roumains, préparent leurs plats dans les cuisines de leurs restaurants préférés, nettoient leurs bureaux depuis des années, cueillent les fruits frais vendus chez l'épicier du coin, balayaient déjà leurs rues bien avant qu'ils n'y habitent ? Il suffit pourtant d'ouvrir les yeux pour apercevoir cette misère du quotidien. Il suffit de le vouloir. Les Invisibles sont partout. C'est pour cette raison qu'on ne les voit pas. »
Antoine Albertini nous donne à voir ces gens, ces Invisibles.
En espérant qu'un tel livre puisse faire changer les choses !
LIRE AU LIT http://lireaulit.blogspot.fr/
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