"Le Monarque des ombres", de Javier Cercas, l’un des plus grands auteurs catalans vivants
«Le Monarque des ombres» retrace le parcours d'un jeune homme qui a lutté pour une cause moralement indéfendable et est mort du mauvais côté de l'histoire, victime d'une idéologie toxique. Ce jeune soldat, qui répondait au nom de Manuel Mena, n'est autre que le grand-oncle de Javier Cercas, tombé en 1938 au cours de la bataille de l'Èbre, déterminante pour l'armée franquiste. C'est dire s'il est l'incarnation du tabou familial, celui qui est probablement à l'origine de tous les romans de Cercas ; à commencer par «Les Soldats de Salamine».
Traduit par Karine Louesdon et Aleksandar Grujicic.
"Le Monarque des ombres", de Javier Cercas, l’un des plus grands auteurs catalans vivants
L’histoire dans l’Histoire…
Javier CERCAS nous livre ici à la fois un autre grand chef-d’œuvre (après Les soldats de Salamine) et une partie de lui-même, à travers son histoire personnelle et l’histoire d’un grand-oncle Manuel MENA, qu’il n’a jamais connu car mort bien avant sa naissance pendant la Guerre Civile Espagnole. L’auteur traite encore une fois ce sujet toujours tabou en Espagne mais, d’une manière très différente.
Même si le style est parfois un peu brouillon et les chapitres un peu longs, l’alternance entre passé et présent oblige, on s’attache vite à l’intrigue et aux personnages.
Au fil du roman, CERCAS tente de ne pas inventer les morceaux manquants de l’histoire de Manuel MENA, il essaye de prendre ses distances. Il veut traiter le sujet en journaliste/historien plutôt qu’en romancier. Il explique même qu’il ne voulait pas écrire sur son grand-oncle. Mais, tout au long et surtout à la fin, on comprend que c’est impossible, que ce grand-oncle fait bien trop parti de son histoire personnelle pour qu’il s’en détache.
Il nous décrit aussi certains aspects de la Guerre Civile Espagnole et nous montre le terrible qu’a été cette guerre et ce pour les deux camps.
Cela faisait des années que l’auteur espagnol Javier Cercas tournait autour de ce héros de la famille, jeune homme mort à vingt ans sur les bords de l’Ebre, mais le fait que rétrospectivement il ait été du mauvais côté, à savoir du côté du franquisme, était très certainement un frein à cette entreprise. Cela et aussi la mémoire des contemporains de Manuel Mena qui commençait à s’effacer… Pourtant, grâce à la proposition de son ami le cinéaste David Trueba qui lui propose de l’accompagner dans son village d’Estrémadure pour interroger et filmer ceux qui ont connu le jeune phalangiste, un projet de livre se dessine.
C’est avec plaisir que je retrouve Javier Cercas, dont j’avais lu avec un très grand intérêt L’imposteur. Le présent livre relate scrupuleusement les recherches, les rencontres, en quête de la personnalité de Manuel Mena, mais curieusement, l’auteur parle de lui tantôt à la première personne, tantôt, notamment pour les membres de sa famille, en les nommant « le grand-père de Javier Cercas » ou « l’oncle maternel de Javier Cercas », un curieux dédoublement qui surprend, mais ne soulève aucun doute quand à la sincérité du propos.
Les dialogues entre l’auteur et David Trueba rendent très vivante cette quête, près de quatre-vingts ans après les faits, ainsi que le retour au village natal qui m’a rappelé le très beau livre de Carine Fernandez, Mille ans après la guerre. Impossible de ne pas se passionner pour tous les doutes et les questionnements soulevés par l’enquête de l’auteur, et ils sont nombreux, car il n’est pas forcément facile d’évoquer un ancêtre franquiste dans l’Espagne actuelle. Tous les moments où il réussit à faire remonter des réminiscences de la part de proches parents ou de voisins de son village s’avèrent également très émouvants, et j’ai vraiment été emballée par le style. La traduction me semble d’ailleurs parfaite pour mettre en valeur ce texte.
Pour un avis complet
https://lettresexpres.wordpress.com/2018/12/11/javier-cercas-le-monarque-des-ombres/
Javier Cercas a beaucoup écrit sur la guerre civile en Espagne jusqu’à ce livre où le cercle semble se resserrer autour de lui car il vit avec un fardeau qui le taraude, celui de sa famille franquiste dont il a honte. Il veut comprendre et il va nous embarquer dans son enquête à la recherche de la vérité, du pourquoi et du comment.
« … dans les Soldats de Salamine, tu as inventé un héros républicain pour cacher que le héros de ta famille était franquiste. —Phalangiste plutôt. (…) —Alors il est temps que tu affrontes la réalité, non ? Comme ça tu pourras boucler la boucle. Et comme ça, tu pourras enfin arrêter d’écrire sur cette putain de guerre et le franquisme, et sur toutes ces merdes qui te bouffent le cerveau. »
« Tu te sens coupable d’avoir eu un oncle facho ? (…) —Un oncle non, précisai-je. La famille au grand complet. (…) Quoi qu’on en dise (…) pendant la plus grande partie du franquisme presque tout le monde a été franquiste, par action ou par omission. (…) — Hannah Arendt dirait que je ne devrais pas me sentir coupable mais responsable. »
Dans une recherche de la vérité, Javier Cercas va nous raconter encore une fois, cette période de la guerre civile espagnole d’une façon plus rapprochée, plus concernée, plus intime en écrivant l’histoire et la légende de Manuel Mena, l’oncle paternel de sa mère, soit son grand-oncle qui fut « le héros officiel de ma famille ».
« C’était l’oncle paternel de ma mère, laquelle, depuis mon enfance, m’a d’innombrables fois raconté son histoire, ou plutôt son histoire et sa légende, de sorte qu’avant de devenir écrivain je me disais qu’un jour il me faudrait écrire un livre sur lui. J’écartai cette idée précisément quand je devins écrivain. Pour une simple raison : je sentais que Manuel Mena était le paradigme de l’héritage le plus accablant de ma famille et que raconter son histoire ne voulait pas seulement dire que je prenais en charge son passé politique mais aussi le passé politique de toute ma famille, ce passé qui me faisait rougir de honte ; je ne voulais pas prendre cela en charge, je ne voyais pas la nécessité de le faire et encore moins de l’ébruiter dans un livre : apprendre à vivre avec me paraissait déjà suffisamment compliqué. (…) Fallait-il mêler réalité et fiction, afin de pouvoir colmater avec celle-ci les trous laissés par celle-là ? »
Une longue enquête sur les pas de ce grand-oncle phalangiste dévoué à la cause franquiste et qui se fera tuer au combat à l’âge de 19 ans… Pour rien…
« Je compris alors que la mort de Manuel Mena avait marqué au fer rouge l’imagination de ma mère comme s’il s’agissait de ce que les anciens Grecs appelaient ‘kalos thanatos’, une belle mort. Pour eux c’était la mort parfaite, la mort d’un jeune homme noble et pur, tel Achille dans l’Iliade, fait montre de sa noblesse et de sa pureté en jouant son va-tout tandis qu’il lutte en première ligne pour des valeurs qui le dépassent ou qu’il croit le dépasser, qui tombe au combat et abandonne le monde des vivants au faîte de sa beauté et de sa vigueur et échappe ainsi à l’usure du temps et à la décrépitude qui corrompt les humains ; ce jeune homme noble qui, au profit d’un idéal, renonce aux valeurs du monde et à sa propre vie constitue un modèle héroïque pour les Grecs et représente l’apogée de leur éthique et par là même la seule forme d’immortalité accessible aux hommes dans ce monde sans Dieu, laquelle consiste à vivre à jamais dans la mémoire précaire et volatile des hommes, comme cela arrive à Achille (…) Pour ma mère, Manuel Mena était Achille. »
Javier Cercas va mettre le projecteur sur le panorama espagnol où se sont déroulés les combats avec force informations historiques. Déserts de pierres, massifs escarpés, chaleurs torrides ou gel à pierre fendre. Hôpitaux de fortune… Combats acharnés.
Il va grignoter, dépiauter de la joie juvénile à la conviction jusqu’au sang, aux blessures, à la mort in fine, toutes les étapes qui ont fait que ce jeune adolescent habitant un petit village de campagne va devenir un fanatique engagé prêt à donner sa vie pour un parti fasciste. Misère et réformes incomprises de la part des socialistes. Coup d’état suivi de violences gratuites et crétines parmi une population qui se divise en deux et s'oppose. Déclaration de la guerre en 36 qui débouchera sur la propagation de la haine jusque dans les villages et s’ensuivra de 40 ans de dictature féroce. Fierté de l’uniforme, montée en grade, honneur de la patrie, idéalisme, se libérer du joug de l’oppresseur… Reconnaissance puis, obligation d’aller se battre. Plus le choix. La terrible bataille de l’Ebre dans tous ses états…
« Il est mort pour rien, parce qu’on l’a trompé en lui faisant croire qu’il défendait ses intérêts alors qu’en réalité il défendait les intérêts des autres, et qu’il mettait sa vie en péril pour les siens alors qu’en réalité il le faisait pour les autres. Il est mort à cause d’une bande de salopards qui empoisonnaient le cerveau des jeunes et les envoyaient à l’abattoir. Les derniers jours (…) il s’en est douté ou il l’a entrevu, mais c’était déjà trop tard et c’est pourquoi il ne voulait plus faire la guerre (…) et s’était replié sur lui-même pour devenir un solitaire plongé dans la mélancolie. Il voulait être Achille, l’Achille de l’Iliade, et à sa façon il l’a été, (…), mais en réalité il est l’Achille de l’Odyssée et il se trouve dans le royaume des ombres en train de maudire sa condition de roi des morts dans la mort au lieu d’être le serf d’un serf dans la vie. Sa mort a été absurde. »
Références à l’Iliade et l’Odyssée, à Ulysse et Achille, que Javier Cercas lit tout au long de l’enquête.. Imaginant ce qu’il aurait dit à Mena sur son lit de mort, il offre de magnifiques pages d’écriture plein cœur, pleine peau. « Qu’il était l’Achille de l’Iliade, non l’Achille de l’Odyssée. Que dans le royaume des morts, il ne se dirait pas qu’il vaut mieux connaître la vieillesse, fût-ce en étant le serf d’un serf, que de ne pas la connaître et être le monarque des ombres. »
Le retour du corps du jeune homme dans son village marquera la mémoire des habitants et d’un soldat lambda, Manuel Mena y deviendra un héros.
Mais nos morts nous hantent… Leur sang est le nôtre… « …j’étais tous les ancêtres qui affluent dans mon présent telle une foule ou une légion innombrable de morts ou une forêt de fantômes, comme tous les sangs qui se jettent dans mon sang, provenant du puits insondable de notre ignorance infinie du passé. (…) Manuel Mena vivait en moi comme vivaient en moi tous mes ancêtres (…) même s’il est vrai que les vainqueurs écrivent l’histoire et le peuple tisse les légendes et les littérateurs affabulent, même la mort n’est pas indéniable (…) Ça n’a jamais de fin. »
Javier Cercas a refoulé ce secret de famille pendant des années mais fort du succès de ses livres et sa notoriété d’écrivain immense au talent reconnu internationalement, il décide de se libérer de son fardeau et de déposer sa mémoire dans ce livre plein d’émotion, d’attention, de sentiments à l’écriture simple, pure, forte et juste, partagée par deux narrateur le Cercas historien et le Cercas qui raconte l’histoire de son grand-oncle mais du coup de sa famille et de lui-même. Il inclut dans le texte des références littéraires intéressantes dont la nouvelle ‘Il est glorieux de mourir pour la patrie ‘ de Danilo Kis ou encore ‘Le désert des tartares’ de Dino Buzatti par lequel le lieutenant Drogo qui comme Mena a fait ses classes d’officier en urgence. Lobotomisé, il est persuadé de la beauté de la guerre…
Le jeune Mena et son village d’Iberhando sont une représentation universelle de la montée du fascisme, de l’embrigadement dans un parti extrême, de la violence populaire, de la guerre bien entendu, mécanique qui (Cercas ne le dis pas mais on le déduit aisément), semblerait se répéter de nos jours dans de nombreux pays d’Europe, de façon préoccupante… Cercas avec ce livre, fait aussi une piqûre de rappel concernant l’horreur des dictatures et la honte laissée en héritage et ainsi appelle de façon taiseuse, à la vigilance.
Dans la présentation de son livre lors d’une dédicace, Javier Cercas a souligné qu’il devait écrire ce livre sans tarder pour encore pouvoir rencontrer des témoins vivants.
C’est un roman puissant. Manuel Mena était moralement honnête et a eu le courage d’aller au combat mais il avait politiquement tort.
Et qu’aurait fait l’auteur en 1936 ? A 17 ans ? Petit serf misérable face à l’oppression des propriétaires terriens ? Et nous, qu’allons-nous faire face à des réformes incomprises et un fossé social qui n’a de cesse d’aggraver la misère ?...
Je suis contente de voir que son livre navigue en tête de gondole dans toutes les librairies car Javier Cercas est peu connu du public français alors qu’il est un immense écrivain, un auteur d’exception, salué par le monde littéraire international.
« J’écris pour ne pas être écrit. » J. Cercas
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