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Un homme pose pour un autre qui le peint. La scène se situe quelque part en Angleterre. L'action se déroule vers le milieu du vieux vingtième siècle. Dans les deux personnages principaux que présente la pièce, le lecteur reconnaîtra assez vite le plus célèbre des Premiers Ministres du Royaume-Uni et l'un des plus éminents artistes de son pays.
Afin d'en faire don au grand homme pour son quatre-vingtième anniversaire, le Parlement britannique a confié à Graham Sutherland le soin de peindre le portrait de Sir Winston Churchill.
On n'en dira pas plus.
Le rideau se lève et le spectacle commence.
Le roman ressemble au théâtre puisqu'ils sont tous les deux pareils à la vie. Le monde entier est une scène, dit Shakespeare, et nous y sommes tous des acteurs. Depuis la nuit des temps, les mêmes fables se répètent. Chacun, à tour de rôle, reconnaît la sienne en n'importe laquelle des histoires qui se jouent sous ses yeux. Quelque soit la forme qu'il prenne, un portrait, comme un miroir, réfléchit pour qui le regarde les traits d'un autre individu dans lesquels il retrouve pourtant ceux qui lui appartiennent.
Amère, la morale est toujours la même : dépossédé enfin de tout ce qui fit son existence, un homme, au bout du compte, règne seulement sur les chagrins qui lui restent et dont il ne garde que le souvenir, dont il ne conserve que le secret. Mais lorsque les acteurs, sous les sifflets ou sous les applaudissements, se préparent à regagner leurs loges, une image persiste.
Elle rend à chacun la splendide vérité de ce qui, un jour, fut à lui et qu'il peut peindre, s'il le souhaite, une fois de plus, lui donnant l'apparence de cet étang où, parmi les fantômes qui flottent à sa surface, il aperçoit les flèches de feu de quelques poissons d'or brillant dans la lumière qui baisse.
« Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie
durant nous jouons plusieurs rôles. »
Cette association du théâtre et de la vie que fait Shakespeare sert de point de départ au
roman et aux réflexions de Philippe Forest, et même de fil conducteur. En effet, les citations du
célèbre dramaturge britannique accompagnent le récit, lui donnent du relief. Le titre même en est le
parfait exemple. Je reste roi de mes chagrins se divise en plusieurs parties, comme le serait une
oeuvre théâtrale, avec ses quatre actes entrecoupés d'intermèdes (pièces très courtes jouées entre
deux actes selon la tradition britannique), son prologue, son épilogue, et deux chapitres hors de la
scène qui ouvrent et clôturent le roman. Cette forme originale permet à l'auteur de développer deux
contenus différents mais cependant liés : la pièce de théâtre et les réflexions de l'auteur.
La pièce reprend l'histoire du portrait de Winston Churchill commandé par le Parlement au peintre
Graham Sutherland à l'occasion de l'anniversaire du premier ministre, et se concentre plus
précisément sur le dialogue entre les deux personnages, dialogue fictif venu tout droit de
l'imaginaire de l'auteur.
Dans un premier temps, Je reste roi de mes chagrins constitue une oeuvre déroutante.
Pourquoi cette histoire ? Il s'agit d'une pièce de théâtre, certes, mais en quoi représente-t-elle la vie,
ses drames ? En quoi peut-elle être l'illustration des propos de Philippe Forest, en quoi peut-elle être
leur point de départ ? Car après les deux premiers « chapitres », nous ne nous attendons pas à voir
ces deux personnages en scène, l'un en train de peindre, l'autre de parler. En effet, le lecteur pourrait
s'attendre à un drame plus universel, et non à une scène aussi spécifique (qui a déjà peint un
portrait, qui a déjà servi de modèle ?) et intimiste. Cependant, l'interlude qui suit se nourrit de cette
scène pour ses réflexions autour de ce qu'est un nom. Il est vrai qu'aucun des personnage n'est
jusqu'alors nommé, et cela donne une dimension un peu plus universelle à la pièce.
À mesure que l'histoire se déroulant sur scène avance, elle prend un ton un peu plus dramatique qui
permet des confidences de part et d'autre, jusqu'à celle qui donne un sens à toute l’oeuvre : la perte
d'un enfant. C'est là le véritable point central du roman, c'est ce qui explique en partie le choix de
représenter cette rencontre entre le peintre et le ministre, qui ont tout deux perdu un enfant, et c'est
ce qui fait la liaison entre eux et l'auteur, qui a lui aussi subi cette perte.
« Car pour une mère qui a perdu son enfant, c'est toujours le premier jour. Cette douleur-là ne
vieillit pas. » (Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, VIII, 5)
S'il existe bien un drame qui se répète, il s'agit de celui-ci. Voilà donc l'exemple parfait de
tout ce qu'a énoncé l'auteur : les drames de nos vies ne nous appartiennent pas, ils sont les drames
de tous et donc de personne. Finalement, nous ne sommes rois que de nos chagrins.
Cette progression permise par la structure bien pensée de cette oeuvre permet d'intriguer, et
surtout de happer le lecteur qui se met alors à la recherche d'un sens à la pièce, d'un sens aux mots
de l'auteur. Une fois la clé en main, représentée par cette confidence concernant la perte
d'un enfant, tout semble limpide, et il est difficile de contredire ce qui nous est démontré. Le roman
est rendu intéressant aussi bien par la pièce de théâtre, dont on veut connaître le dénouement, que
par les divers sujets de réflexions qui nous sont proposés, de la vie à la mort, en passant part l'art
(théâtre, peinture). Nous terminons la lecture, reposons le livre, mais lui ne nous quitte pas.
Ce livre ne laisse pas indifférent et nous pousse à réfléchir à notre propre vie, à son étroitesse, à tous ces drames qui nous semblent personnels, et qui pourtant ont été vécus par d'autres, et le seront toujours. Face à cette réalisation, l'individu s'efface pour devenir un personnage mille fois joué, et qui le sera mille fois encore.
« Il n'y a qu'une seule histoire au monde, mais nul ne sait qu'il s'agit de la sienne tant que le
malheur ne lui tend pas le miroir où il reconnaît son visage. »
Cette citation issue de l’oeuvre en exprime parfaitement l'essence.
Ce n'est pas en trébuchant sur une histoire qui trainait à terre mais en regardant la série The crown qu'a germé chez Philippe Forest l'idée de ce roman qui relate le dialogue imaginaire entre Churchill et son portraitiste Graham Sutherland. Et ce n'est pas anodin ... L'un comme l'autre ont perdu un enfant en bas âge ... Tout comme l'auteur lui-même. Alors bien sûr, outre le récit, Philippe Forest nous livre ses réflexions sur la vie, la mort, le temps qui passe...
Passons maintenant à la forme où le théâtre est omniprésent. le roman n'est pas découpé en chapitres mais en actes et en scène sans omettre prologue et choeurs. Shakespeare nous accompagne tout au long de ce périple lui qui a également perdu un jeune enfant.
It all makes sense.
« Je reste roi de mes chagrins » de Philippe Forest
@editions_gallimard
« On ne sait jamais rien d’une vie.
Fut-ce sa vie à soi!
Alors, imaginez, celle d’un autre. » p 142
C’est un livre « pas évident » à lire, et encore moins facile de le décrire mais je vous le recommande, une « trouvaille » de ma bibliothèque préférée !
il s’agit là de belle écriture, de poésie « théâtralisée » et donc de littérature qui certes semble nous échapper un peu, parfois, mais nous réjouit et nous enrichit pleinement,
Et ça, ça fait du bien !
Les dialogues de 2 hommes et la « voix off » de l’auteur mis en scène subtilement sur le papier... : « Une langue étrange, pourtant. (...) Elle ne vaut que sur la scène.
Des mots qui n’ont pas cours ailleurs.
Et dont l’absence de naturel, paradoxalement, est nécessaire à la vérité qu’ils expriment.» (p43)
Des tas de phrases que l’on a envie de relire, de mémoriser, pour les replacer, «- Maïs comment me voyez-vous ?
- je le saurais quand je vous aurais peint. » p77
nous sommes lecteurs ET spectateurs à la fois, c’est magique : « l’action a commencé avant même le lever de rideau » cela s’appelle une scène d’exposition « drame ou comédie ? Le spectacle peut maintenant commencer, qui raconte à chacun le récit de ce que fit sa vie. »
Vertigineux façon Shakespeare, le « what’s in a name? » (extrait de « Roméo & Juliette ») nous donne à réfléchir comme le mythique « to be or not to be»... Notre attention est happée par cet homme et son modèle qui philosophent le temps d’un livre, le temps d’une pièce :
« Il parle comme on se jette dans le vide. »
biographie ? fiction?
« Ils réalisent, pour finir, qui ils sont.
C’est à dire qu’ils comprennent que, comme tout le monde, ils ne sont, qu’ils n’ont jamais été personne. » p267
Le peintre, c’est Sir Winston Churchill... et la peinture sa dernière, 3 ans avant sa mort.
A lire au calme pour ne rien en perdre, sous la couette ou au soleil peu importe, car vous tiendrez l’ivresse entre les mains!
Bonne lecture à vous! On se retrouve sur Instagram EMMANUELLEM06
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