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En pleine révolte féminine iranienne, ce titre, on osera à peine l’appeler roman forcément, écrit par une femme du pays, Nasim Vahabi, et publié par Tropismes Éditions possède une résonance particulière : alors que l’on est pleins de ces images de ces femmes tirées violemment par les cheveux, matraquées par la police des mœurs, des photos de celles qui ont été massacrées, et violées, de cette jeune femme, sa chevelure rasée dans ses mains, devant la tombe de sa mère assassinée, fixe de son regard de celle qui a tout perdu, l’objectif de l’appareil photo. Si le port du tchador est le symbole du carcan de la femme iranienne, la police de la censure qui passe au moulin de la charia conservatrice et rigoriste le moindre texte à publier est le carcan des auteurs iraniens.
Je mets sans doute la charrue avant les bœufs, car l’auteure n’évoque jamais l’Iran – c’est fait en conscience – si ce n’est par le biais de l’évocation de ce bureau des censures, qui a priori serait actif dans divers pays : c’est avant tout un titre sur la censure. Tout débute par une autrice, à laquelle on n’a pas attribué de nom non plus, confrontée à un énième refus, une énième excuse pour avoir rejeté son manuscrit au rebut des manuscrits oubliés. Celle-ci se rend au ministère, accompagnée de son éditeur, elle a réussi en effet à y décrocher un entretien avec l’un de ces petits fonctionnaires décisionnaires, qui réitère le refus qui lui a été opposé. Tout se déroule tant bien que mal jusqu’à ce que le fonctionnaire lui fausse compagnie, justement, dans la salle où reposent ces livres avortés alors même que la porte s’est refermée sur elle-même. C’est le début d’un imbroglio incroyable, d’un enchaînement fatal de hasards inopportuns, qui vont inclure bien d’autres acteurs que notre autrice. Le deuxième chapitre sera consacré à cet éditeur, le troisième à la compagne de l’éditeur, le quatrième à sa fille, le cinquième au gendre et mari, etc. Aucun nom, aucune identité, uniquement des fonctions désincarnées : l’éditeur, l’autrice, la dame… Ces fonctions inhérentes à cette machine à broyer instaurée par ce ministère de la censure. La plupart en sont des victimes, en premier lieu les autrices et auteurs, éditeurs, et il y a ceux et celui qui huilent ses rouages, ceux qui participent bien volontiers à la destruction des œuvres, des hommes et femmes qui sont derrière les titres qu’ils condamnent à l’oubli.
Ce texte est extraordinaire, j’ai lu d’une traite ses cent vingt-deux pages : ce n’est pas un roman, ce n’est ni un documentaire, puisqu’il ne fait que décrire la réalité de ces ennemis de la littérature et de ses victimes à travers des éléments romanesques. À travers la fiction de ces événements, aux personnages anonymisés, car ils peuvent finalement correspondre à n’importe quel citoyen, Nasim Vahabi procède à une véritable démonstration de ce qui révèle être bien autre chose qu’une machine à censure : une broyeuse d’hommes, un assassinat en règle des artistes, de leur art, de ce qui constitue leur personnalité, de leur intégrité physique. Ce texte est extraordinaire, mais il est tout autant terrifiant : la claustration, métaphorique ou non, de l’autrice dans cette salle de tortures, la désagrégation progressive de l’éditeur à qui il ne reste plus d’autres choix que de rééditer des textes archiconnus, et ceux qui cachent habilement leur morgue derrière le masque du parfait petit soldat du gouvernement. L’effet de ce récit est saisissant, l’auteure maîtrise totalement ces effets de cause à conséquences progressifs, jusqu’à ce que l’on finisse par saisir la cohérence de l’ensemble du récit, ou l’on en vient à réaliser que tous les éléments sont intrinsèquement liés entre eux, pour le pire. Mention spéciale à ce procédé narratif qu’est la lecture antéchronologique des sms, difficilement compréhensible au début, mais qui devient claire comme de l’eau de roche une fois la narration classique de retour.
En préambule, Nasim Vahabi nous accorde une page d’explications sur le processus de contrôle de toutes les publications, on s’aperçoit qu’on touche le fond de l’invraisemblance et de l’absurdité lorsqu’elle nous indique que même les mots censure et censeur sont eux-mêmes expurgés. Comme si cette interdiction ou cette excommunication suffisaient à annihiler l’existence d’un concept alors même que cela ne fait qu’à contribuer aux plus déterminés et courageux à les faire exister, en perpétuer leur existence, dans ce que l’auteure nomme leur propre « jardin secret » au sein d’une cave, d’un sous-sol. Évoquer la censure sous la forme d’une fiction à la limite du documentaire est plutôt habile, elle s’en explique d’ailleurs dans l’extrait à suivre. La frontière est plus que trouble entre la construction de cette situation fictive qui aurait pu être réelle, et une possible reproduction peut être partielle ou totale d’une situation qui serait arrivée, cette allégorie de la destruction de l’écrivain, asphyxié progressivement par les étaux du pouvoir.
Les débuts de Tropismes Éditions se font décidément de bons augures, ce texte est puissant, tant par son aptitude à mettre en exergue la perversité de ce système de censure, qui s’apparente davantage à de la répression humaine. Qu’a révéler la peur envers la littérature qui étreint le corps dictatorial de toutes les dictatures possibles, et finalement, le pouvoir qu’elle exerce, qu’elle donne aussi à ceux qui usent de leur plume. Nasim Vahabi, qui vit en France aujourd’hui, sait de quoi elle parle, deux de ses romans ont été interdits en Iran alors même qu’elle est l’auteure de trois romans et un recueil de nouvelles, tous écrits dans sa langue natale, le persan.
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