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Une lecture addictive pour ce monument de la littérature américaine.
Avec l’aisance et l’amplitude d’une écriture cinématographique dynamique, l’académicien américain J.R. Dos Passos nous plonge dans le bouillonnement de New-York à l’avènement de la modernité fin des années 20. ‘Un Manhattan transfer’…
Par l’histoire personnelle de nouveaux émigrés (européens pour la plupart) arrivant au débarcadère de Manhattan ou déjà citoyens américains, les nombreux personnages du roman illustrent toutes les classes sociales de l’époque.
Entrecoupant le texte d’actualités journalistiques et sachant, par son propre vécu, se glisser dans la vie, l’esprit et le raisonnement de chacun, l’auteur est à l’écoute de la ville et des gens. Il nous offre un roman qui se lit comme une saga passionnante car on veut savoir ce qu’il va advenir de ces personnes, riches et pauvres mais toutes habitées par une même soif de réussite imprégnée du mythe américain remis en cause.
La critique de la société américaine est acerbe. Les femmes y prennent leur place et commencent à se manifester en se libérant des corsets et carcans, le racisme est dénoncé, la bourgeoisie ridiculisée, les investisseurs mis en danger, les préjugés bousculés. La population tous milieux confondus, encourage ou doute de la modernité naissante. Certains ont le nez fin en investissant dans le caoutchouc sous les grasses moqueries des banquiers qui en mangeront leur chapeau. Beaucoup ne donne pas un penny d’avenir aux voitures qui tuent et blessent autant les piétons que leurs passagers. L’architecte qui prédit l’édification futuriste de tours en verre et métal est la risée de sa corporation…
Bref, ce livre à la construction remarquable, se lit comme on peut suivre un feuilleton mais avec l’avantage que le style Dos Passos est intellectuellement riche, érudit, humaniste et intelligent en même temps que son écriture simple et vive force à saluer le talent d’un très grand écrivain qui relève du génie.
John DOS PASSOS (extrait Wikipedia)
John Dos Passos est né à Chicago. Son père, d'origine portugaise, natif de Madère, était un avocat relativement aisé. En 1907, il est envoyé faire ses études à l'université Choate Rosemary Hall à Wallingford dans le Connecticut. Puis, accompagné d'un tuteur privé, il part six mois faire un tour d'Europe et visite la France, l'Angleterre, l'Italie, la Grèce et l'Europe centrale afin d'y étudier les grands maîtres de la peinture, de l'architecture et de la littérature.
À partir de 1913, il suit des cours à l'Université de Harvard. Après l'obtention de son diplôme en 1916, il part en Espagne étudier la peinture et l'architecture. La Première Guerre mondiale faisant rage en Europe et les États-Unis ne s'étant pas encore engagés dans la guerre, Dos Passos s'engage en juillet 1917 dans le corps des ambulanciers aux côtés de ses amis E. E. Cummings et Robert Hillyer. Il travaille ensuite comme chauffeur à Paris, puis dans le centre de l'Italie.
À la fin de l'été 1918, il achève les ébauches de son premier roman, One Man's Initiation : 1917. Dans le même temps, il est réquisitionné dans le Corps Médical de l'Armée Américaine, à Camp Crane en Pennsylvanie. Au terme de la Première guerre mondiale, il se trouve à Paris où le Département de l’Éducation Outremer Américain lui offre un poste lui permettant d' étudier l'anthropologie à la Sorbonne. Un des personnages de la trilogie U.S.A. connaît globalement la même carrière militaire et reste à Paris après l'armistice.
Dos Passos, en cela révolutionnaire, considère la société américaine comme une entité vivante constituée de deux hémisphères : d'un côté les riches, de l'autre les pauvres, entre eux une véritable muraille infranchissable. On lui connaît de très belles pages sur la vie des syndicats américains tels que Industrial Workers of the World, sur l'injustice de la condamnation de Sacco et Vanzetti (dont il récuse la légalité). Très vite, il rejoint le camp des intellectuels américains et européens qui militent pour l'abolition de la peine de mort. En 1928, Dos Passos passe plusieurs mois en URSS pour étudier le système socialiste. En 1932, il signe un manifeste destiné à soutenir le candidat communiste à l'élection présidentielle américaine William Z. Foster5. Il retrouve en 1936, à l'hotel Florida de Madrid, son ami Ernest Hemingway au moment de la Guerre civile espagnole, mais son opinion à propos du communisme avait déjà changé : il se brouille avec Ernest Hemingway et Herbert Matthews à propos de leur attitude au regard de la guerre et de leur compromission avec la propagande stalinienne.
Son œuvre principale reste la trilogie U.S.A., qui comprend Le 42e Parallèle (1930), 1919 (1932) et La Grosse Galette (1936). Son style mélange trois techniques littéraires : pour l'aspect social, des bouts d'articles de journaux succèdent à des chants populaires. L'émotion, elle, est transcrite au moyen de collages de mots et de phrases qui ne font que traduire les pensées du narrateur. C'est la fameuse « chambre noire », qui peut se rapprocher du style de Céline dans la ponctuation, et qui annonce les cut-up de William S. Burroughs. Enfin, Dos Passos introduit dans son œuvre quelques biographies de personnages importants durant la période couverte par la trilogie U.S.A. Autant de procédés qui lui permettent de dépeindre le vaste paysage de la culture américaine des premières décennies du XXe siècle. Bien que chacun de ses romans fonctionne de manière autonome, la trilogie est conçue pour être lue comme un tout. La pensée politique et sociale que John Dos Passos développe dans ses romans est très pessimiste quant à la gestion politique et économique des États-Unis.
À mesure que Dos Passos vieillit, sa vision politique s'oriente plutôt à droite. Au milieu des années 1930, il écrit une série d'articles incendiaires concernant la théorie politique communiste. Alors que le socialisme commence à gagner en popularité en Europe, comme seule réponse au fascisme, les romans de Dos Passos recueillent un succès international mitigé. Toutefois, la reconnaissance de sa contribution dans le domaine littéraire international vint en 1967 lorsqu'il fut invité à Rome pour recevoir le prestigieux Prix Antonio-Feltrinelli. Bien que les partisans de Dos Passos aient toujours argué que ses œuvres tardives ont été ignorées à cause de son changement d'opinion politique, il y a un relatif consensus entre les critiques pour dire que la qualité de ses romans a commencé à décliner après le triomphe de U.S.A..
Entre 1942 et 1945, Dos Passos travaille comme journaliste, il se spécialise dans la couverture des évènements de la Seconde Guerre mondiale. En 1947, il est élu à l'Académie américaine des Arts et des Lettres mais un tragique accident de voiture tue la femme qui partageait sa vie depuis 18 ans, Katharine Smith et lui coûte la perte d'un œil. Il se remariera en 1949 avec Elizabeth Holdridge (1909-1998) avec qui il aura une fille Lucy Hamlin née en 1950. Il continuera l'écriture jusqu'à sa mort à Baltimore en 1970. Sa tombe se trouve au Yeomico Churchyard Cemetery de Cople Parish, dans le comté de Westmoreland, en Virginie, pas très loin de sa dernière demeure.
Dix ans avant l’invention de la télévision, John Dos Passos inventait le zapping. Le procédé consistant à « engager » une troupe de personnages puis à les mettre en scène à tour de rôle, de façon récurrente, sur de très courtes séquences, le plus souvent par des dialogues sans autre introduction ou explication que l’endroit de la ville où ils ont lieu, fit de ce roman un monument qu’on étudie, aujourd’hui encore, en licence de lettres.
La troupe est nombreuse : Bud le fermier désespéré, Gus le laitier pour qui la chance tourne du bon côté le jour où il se fait renverser par un tramway, Ellen la jolie comédienne de Broadway, Ed Thatcher son père, Jimmy le journaliste, Maisie sa cousine, Georges l’avocat, Tony qui consulte (déjà) un psychanalyste, Joe le spéculateur de Wall Street condamné à la mendicité, Congo le marin qui devient bootlegger pendant la Prohibition en se faisant appeler Armand Duval, aussi comblé qu’était désespéré celui de « la Dame aux camélias », Joe le syndicaliste, Dutch le braqueur…au total une vingtaine de personnages nous accompagnent chaque fois que l’auteur leur donne l’occasion de réapparaître. Ils travaillent, ils parlent, ils rient, ils dansent, ils aiment, ils pleurent, ils boivent, ils réussissent, ils perdent, ils volent, ils mentent, ils meurent… mais la vraie, la seule vedette, c’est New York, qui, à l’époque où le roman est écrit (trois ans avant le Jeudi Noir de Wall Street), ne compte qu’une centaine d’années de développement et devient la ville dominante.
On y évoque la vie urbaine qui dévore le temps et l’énergie des habitants, les immigrants, la faim, l’alcool omniprésent, le travail qu’on cherche, qu’on trouve ou non, les syndicats qui commencent à se créer, les premières grèves, l’argent et Wall Street, les rêves de réussite et d’ascenseur social, les anarchistes, le formidable élan de la construction (bientôt le verre et l’acier remplacent les briques), les paquebots transatlantiques, l’amour, le sexe, les avortements, le divorce, l’émancipation des femmes, la guerre en Europe, les faits divers : incendies, accidents, escroqueries, vols, attaques à main armée, qui constituent un spectacle quasi permanent dans les rues et qui nourrissent les journaux qu’on s’arrache. Il y a aussi la Prohibition qui nous ramène à l’alcool, vraiment très présent même quand il est interdit. On regarde ou on subit la publicité qui envahit les devantures et qui scintille dans la nuit, « Il allait par la ville aux fenêtres resplendissantes, la ville aux alphabets bouleversés, la ville aux réclames dorées ». On sent les murs de la chambre vibrer à chaque passage du métro aérien, on respire les vapeurs d’essence, la poussière, l’enthousiasme et le découragement : « Il se sentait fatigué, malade, lourd de graisse. Un garçon de courses à bicyclette passa dans la rue. Il riait et ses joues étaient roses. Densch se vit, se sentit pendant une seconde, mince, ardent, à l’époque où, bien des années auparavant, il descendait Pine Street, au galop, nu-tête, en guignant les chevilles des femmes. »
On admire au loin « la statue de la Liberté. Une grande femme verte, en peignoir, debout sur un îlot, le bras en l'air.
_ Qu'est-ce qu'elle tient dans la main ?
_ C'est une torche, mon chéri...La liberté éclairant le monde »... et on arpente Manhattan dans un tourbillon, passant de Broadway à Battery Park, déjeunant à l’hôtel Astor, assistant à un match de boxe à Madison Square Garden, attendant, au bord du quai, le Mauretania à défaut du Titanic ou changeant de train à Manhattan Transfer. On ne s’ennuie jamais, on partage espoirs et désillusions ainsi que l’épuisement de ceux qui marchent et piétinent le long des avenues ou dans les couloirs du métro. On est heureux de s’asseoir au bar avec eux et, comme un touriste ravi, d’avoir profité pleinement de cette magnifique promenade dans le temps et dans « la ville qui ne dort jamais ».
Il est temps de refermer le livre, un des personnages quitte la ville dont il a épuisé les joies et les peines. C’est le petit garçon qui admirait, autrefois, la statue de la Liberté avec sa maman. « Le soleil levant le trouve en marche sur une route cimentée entre des terrains vagues pleins de détritus fumants. Il a faim. Ses souliers commencent à faire gonfler des ampoules sous ses gros orteils. A un carrefour, il y a un dépôt d’essence et en face un wagon-lunch, The Lightning Bug. Il emploie soigneusement son dernier quarter à déjeuner. Il a encore trois cents pour lui porter bonne chance, ou mauvaise. Un grand camion d’ameublement, brillant et jaune, vient d’arriver. « Dites-moi, voulez-vous me permettre de monter ? demande-t-il à l’homme aux cheveux roux qui tient le volant.
_ Vous allez loin ?
_ Je ne sais pas trop…assez loin. »
On imagine un vagabond, on pense aux milliers d’autres qui prendront la route en 1929, à Chaplin, et finalement on se souvient qu’on est en Amérique, que demain est un autre jour et que tout est encore possible pour Jimmy. Qui peut dire qu’il ne se relèvera pas ?
Manhattan Transfer est bien un monument, un peu à la manière du Flatiron Building, étrange et singulier mais tellement emblématique de la cité, un monument qui vaut vraiment la visite !
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